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laissa la plume s’échapper de ses mains. Il faut être au moins Goethe pour tenir tête à ces immortels souvenirs de l’histoire du monde. Sous l’écrasante impression qui le domine, le poète se sent tout à coup comme atteint du mal du pays ; et lui qui, en Allemagne, soupirait après l’Italie, se prend ici à regretter le sol natal. « O champs de la patrie ! champs de la patrie ! qu’en songe du moins je puisse m’échapper vers vos régions sacrées ! »

A vrai dire, la Sicile l’inspire mieux ; ici le passé devient plus abordable, et le dithyrambe prend le ton de l’élégie. « On ne se figure point l’Italie sans la Sicile, écrivait Goethe ; ici est la clé de tout. » Pour une intelligence aussi curieuse des beautés de la nature que l’est Rückert, tant d’harmonie et de richesses ne pouvaient être perdues. Aussi surprendrez-vous dans les poésies siciliennes je ne sais quel aimable reflet de ce ciel d’azur, de cette mer enchantée, de ce merveilleux paysage de Palerme et de la conque d’or. Si Rückert a paru un moment s’effacer en présence des monumens de l’histoire, ici les phénomènes de la nature attirent sa fantaisie et la ravivent. De là toute sorte de charmans tableaux qu’une forme ingénieuse et pure encadre à ravir : octaves, tercets et quatrains, l’amour, la tradition et le printemps en composent presque toujours le fond, et vous retrouvez partout cette imagination si prompte à semer au vent ses parfums et ses perles. Parcourez le Voyage en Sicile du grand poète de Weimar, et vous y verrez Goethe, l’Odyssée à la main, évoquant sur ces rivages les souvenirs d’Homère. « Comme je sens qu’il nous faudra bientôt quitter ce paradis terrestre, j’espérais trouver aujourd’hui dans ma promenade au jardin public un baume salutaire à ma douleur. J’avais pris pour pensum de lire quelques pages de l’Odyssée, puis je comptais descendre au vallon, et là, poursuivre au pied de la montagne de Sainte-Rosalie le plan d’une Nausicaa, et chercher s’il n’y avait pas moyen de donner du dramatique à ce sujet. Tout cela s’est accompli, sinon avec un plein succès, du moins à ma parfaite satisfaction. J’ai disposé mes plans, et n’ai pu m’empêcher d’esquisser et d’exécuter même quelques passages qui me souriaient particulièrement. » Les notes de Rückert n’ont rien de cet imposant caractère de froideur et de méditation studieuse. Il s’étend sous le frais parasol d’un sycomore, et soupire en se laissant bercer au murmure de la source voisine :


« Amour est amour, et, lorsque je me sens ravir au ciel par lui, j’en mourrais volontiers d’ivresse ; amour est amour, et, pourvu que son mal seulement me tourmente, je ne demande point d’autre bonheur. »