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ayant eux-mêmes cédé au vœu populaire, les masses n’avaient en face d’elles qu’un seul ennemi, les jésuites. De nombreux corps francs s’organisèrent : on vit figurer dans leurs rangs des campagnards, des citadins, des artisans, des journalistes, des professeurs, des fonctionnaires et de riches particuliers. Les notes des puissances, les injonctions du vorort, les déclarations tardives des gouvernemens cantonaux, jetèrent de l’incertitude et des entraves dans la marche des corps francs, mais n’arrêtèrent ni leur développement ni leurs projets. Cachant leur jeu lorsqu’on les croyait prêts à se dissoudre, ils franchirent soudain la frontière lucernoise au nombre de 6,000 hommes au moins, bien armés, en bonne tenue et en bon ordre, avec de l’artillerie, des munitions, des provisions et de l’argent.

Leur plan était bien conçu : on devait se porter vivement sur Lucerne, la surprendre, ne pas laisser les petits cantons arriver en force pour la soutenir, demander au gouvernement d’abdiquer, faire enfin tout simplement une révolution cantonale, et s’assurer par là contre les jésuites la voix de Lucerne même, qui donnerait la majorité. Ainsi, tous les récens échecs, celui du Trient surtout, si sensible, étaient réparés, et la position amplement reconquise ; mais il fallait se hâter, et regagner le temps perdu par de longues hésitations. Cette circonstance imposait aux corps francs une précipitation, qui était déjà un grand mal.

Laissant donc de côté, à droite et à gauche, les deux routes principales et les troupes lucernoises chargées de les défendre, les corps francs prennent une direction intermédiaire et plus courte, qui les porte rapidement, avec toutes leurs forces réunies, à une petite distance de Lucerne. On connaît tous les incidens de cette campagne ; nous ne voulons ici qu’en constater les résultats.

Le sanglant combat du 31 mars assura le triomphe de Lucerne, et, le 1er avril au matin, il ne restait plus devant la ville que ceux des corps francs qui n’avaient pas pris part au mouvement de retraite. Attaqués de front et sur leurs deux flancs à la fois, ils se défendirent avec courage, parvinrent en partie à s’échapper, mais laissèrent un grand nombre de morts et de prisonniers. Les vainqueurs rentrèrent en triomphe à Lucerne. La lutte avait duré deux jours, et on s’était livré trois rudes combats. Des deux parts, on s’était montré dévoué à sa cause ; on avait tout quitté, tout exposé pour la soutenir. L’Europe pouvait plaindre les Suisses, mais elle ne pouvait point ne pas les estimer.

Cette victoire des catholiques est venue frapper de stupeur le parti contraire. A Berne même, on a été un moment dans la consternation. Cependant on s’est remis, on s’est reconnu peu à peu ; en ce moment, les cantons libéraux, pour être abattus, ne se regardent point comme défaits. Loin de s’abandonner eux-mêmes, les radicaux se rapprochent et se serrent toujours plus ; l’unité de vues, la subordination de la politique cantonale à une politique d’ensemble a toujours été le caractère et la force de ce parti. Par les gouvernemens du moins, il est plus compact aujourd’hui qu’il ne l’avait