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encore été auparavant. Les évènemens de Lucerne ont eu pour contre-coup à Zurich l’avènement complet du parti radical au pouvoir ; le gouvernement, et par conséquent le vorort, est à cette heure entièrement composé d’hommes appartenant à cette opinion politique ; on a obtenu ainsi, par une voie toute parlementaire, un résultat analogue à celui qu’on a atteint par une révolution dans le canton de Vaud. Et maintenant Vaud et Zurich, jusqu’ici les principaux soutiens de l’équilibre fédéral, paraissent vouloir se tenir étroitement unis avec Berne, en dépit des vieilles rivalités nationales, car les radicaux sont radicaux avant tout. Le peuple sans doute est plus partagé : la longue et lugubre retraite des corps francs a jeté partout une profonde tristesse. Les cantons qui se sont prononcés contre l’ultramontanisme ne peuvent accepter pourtant comme définitive la victoire de Lucerne et du parti que Lucerne représente, On attend, on temporise ; on craint surtout de compromettre le sort des deux mille prisonniers de tout rang restés aux mains des Lucernois ; mais on espère bien, de façon ou d’autre, prendre un jour sa revanche, et surtout on n’est nullement décidé à abandonner ce que l’on avait acquis.

Les cantons catholiques sont très fiers de leur victoire, et ne paraissent point disposés à faire de concessions pour le bien de la commune patrie. En renonçant aux jésuites, Lucerne ferait disparaître le plus grand des obstacles qui s’opposent à la pacification de la Suisse, et, maintenant qu’elle peut le faire en toute liberté, elle s’honorerait par sa modération. Mais loin de là : non-seulement Lucerne demande, ce qui semble assez juste, aux cantons où se sont organisés les corps francs, de lui payer les frais qu’elle a dû faire pour sa défense ; mais encore on assure que les catholiques, plus unis, plus compactes que leurs adversaires, prétendent exiger de la diète deux autres concessions : l’abandon de la question des jésuites et le rétablissement du plus riche et du plus important des couvens d’Argovie, le couvent de Muri. Leurs adversaires ne leur accorderont pas même l’indemnité : ils ont le vorort pour eux. Une révolution cantonale à Bâle ou à Genève, deux villes où il y a une nombreuse classe ouvrière, suffirait pour leur assurer la majorité en diète, et ils ne négligeront rien pour conquérir cet avantage. Or, Lucerne, qui, avant les derniers évènemens, a déclaré qu’elle ne se soumettrait pas même à la majorité sur un point qu’elle estime de sa compétence et de sa souveraineté cantonales, ne s’y soumettra certainement point après une victoire. Des idées de séparation, qui ont toujours trouvé quelque faveur dans les petits cantons, peuvent y prendre plus de consistance. Les autres cantons, qui n’admettent point que ceux-là puissent résister à des forces supérieures et à une guerre régulière, voudront-ils les forcer à respecter le pacte et les décisions de la majorité ? Tout cela est plus ou moins incertain, et il est peu probable qu’à la prochaine diète il se décide rien encore.

Berne, jusqu’à présent, n’a réussi qu’à substituer en Suisse et dans la crise actuelle la politique des sympathies à la politique de la justice et du droit.