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tabac à la compagnie et lui fit donner le privilège exclusif du commerce depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’aux Indes, à la Chine et au Japon. Cette création, ou plutôt cette restauration, réveilla par une forte secousse la navigation marchande de la France.

Depuis la signature du contrat de mariage de Catherine de Bragance, qui avait apporté Bombay en dot à Charles II, l’Angleterre s’était fortifiée dans l’Indostan. Possesseurs de Chandernagor, nous avions le dessus dans le Bengale : Calcutta n’était alors qu’un village ; mais sur la côte de Coromandel, Madras, rivale de Pondichéry, maintenait la balance entre leur puissance et la nôtre. Un homme, un seul homme rompit l’équilibre. Dupleix donna l’Inde à la France, mais le gouvernement de Louis XV n’eut pas le cœur de l’accepter.


II

Joseph Dupleix, issu d’une famille de Condom, en Gascogne, à laquelle appartenait l’historien Scipion Dupleix, était fils d’un contrôleur-général de la province de Hainaut. On l’avait embarqué à douze ans, et il n’en comptait pas dix-huit lorsqu’il revint en Europe après avoir visité l’Amérique et les Grandes-Indes. A peine arrivé d’Asie, son père résolut de l’y renvoyer. C’était un grand parti à prendre ; mais, dès son adolescence, Joseph avait fait preuve d’un caractère ferme et d’une intelligence rare. La nature et l’étude en avaient fait de bonne heure un ingénieur et un tacticien ; toutefois, dans l’ardeur d’une jeunesse prématurée, il s’était laissé emporter à quelques folies de son âge. Plus frappé de ses écarts que de ses talens, le bon M. Dupleix, s’il faut en juger par leur correspondance, n’avait vu dans son fils qu’un garçon d’esprit assez mauvais sujet qu’il était à propos d’expédier dans le Nouveau-Monde pour l’empêcher de contracter des dettes sur le pavé de Paris. Quoique riche, il lui donna probablement peu d’argent et incontestablement un très méchant trousseau : six paires de bas, quelques douzaines de chemises, une couverture, un oreiller, et, pour charmer les ennuis de la navigation, une basse de viole qui ne le quitta jamais pendant trente ans, et le consola dans toutes ses traverses. C’est avec ce léger bagage, dont l’inventaire est encore conservé dans sa famille, que Joseph Dupleix s’acheminait à la conquête de l’Inde ; il ne s’en doutait guère. Sur le point de s’embarquer à Lorient, il écrivait à son père « L’enfant prodigue est encore ici, mais il partira bientôt. » Il partit en effet, mais avec un