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par des dissolutions artificieusement ménagées. Le discours du ministre, chef-d’œuvre de dialectique et de raison, obtint un succès complet. Après trois jours d’une discussion savante et approfondie, la chambre décida à une immense majorité que l’accusation subsistait et serait poursuivie.

Dès l’ouverture de la session, Wilberforce, fidèle à la pensée qui devait être désormais celle de toute sa vie, avait obtenu la formation d’un comité chargé de préparer, par une enquête, les délibérations qu’il comptait provoquer sur la traite des noirs. Quelque temps après, il demanda la permission de présenter un bill qui en eût prononcé l’abolition. On vit alors un exemple mémorable de ces tristes reviremens auxquels l’opinion publique n’est que trop sujette, même chez les nations graves et réfléchies, lorsque les idées morales et les sentimens généreux se trouvent malheureusement en conflit avec des- intérêts puissans. Quatre ans auparavant, les atrocités de la traite, révélées pour la première fois dans toute leur horreur, avaient excité un mouvement d’indignation universelle ; un assentiment presque général avait accueilli les premiers efforts des hommes qui s’étaient réunis pour faire disparaître cet affreux trafic, et le petit nombre de ceux qui ne s’étaient pas associés à cet assentiment avaient dû mettre dans leur opposition beaucoup de réserve, de timidité même. Depuis, les intérêts menacés qu’avaient un moment déconcertés la vivacité et la brusquerie de l’attaque, avaient repris courage, concerté leur plan de défense et recruté de nombreux auxiliaires. Les propriétaires des colonies, toujours disposés à voir avec terreur la moindre atteinte portée au système factice sur lequel repose leur prospérité, les négocians, liés par la nature de leur commerce à la cause des colonies, s’unirent étroitement à ceux dont la traite était la seule ou la principale industrie. On les entendit affirmer que la traite était indispensable à la culture des régions tropicales. D’un autre côté, on la présenta comme une école précieuse de navigation, comme une pépinière de marins que rien ne pourrait remplacer, et cette assertion, propagée, accréditée par les officiers de marine, était bien faite pour produire, dans un pays tel que l’Angleterre, une forte impression. Les légistes, toujours enclins, par esprit de routine, à repousser les principes de droit naturel et d’équité, entraînés aussi, en cette occasion, par l’ascendant du chancelier lord Thurlow, accédèrent à cette coalition déjà trop puissante. Erskine lui-même faillit céder au torrent. Pour agir sur des ames que des allégations d’intérêts matériels n’eussent pas ébranlées, on se donna la peine d’inventer quelques-uns de ces sophismes hypocrites