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un autre vote, on fixa au fer janvier 1797 l’époque où il devait être complètement interdit aux sujets anglais. Pitt, n’ayant pu dérider son ami à se désister momentanément de sa proposition, l’appuya avec autant de franchise que de vigueur. Sur une matière qu’il semblait avoir épuisée, il trouva encore d’admirables inspirations, et les deux discours qu’il prononça en cette circonstance sont comptés au nombre de ses chefs-d’œuvre. Les faits, les calculs, les argumens, les grands mouvemens de l’ame, tous les trésors de la dialectique et de l’éloquence, y sont prodigués avec une abondance et un éclat merveilleux. « Non, s’écria-t-il en repoussant les considérations d’intérêt matériel qu’on alléguait pour ajourner l’abolition d’un commerce dont on renonçait à défendre le principe ; non, je ne puis comprendre qu’on ait le droit d’immoler tant de milliers d’êtres humains par égard pour qui que ce soit. Je ne puis comprendre en vertu de quel principe, par ménagement pour un petit nombre d’individus, et dans le but de les rassurer sur leurs intérêts, on sacrifierait la sûreté, le bonheur, l’existence de la quatrième partie du monde, transformée depuis si long-temps, par une piraterie infâme, en un théâtre de misère et d’horreur. Je le dis, parce que je le sens : chaque heure pendant laquelle vous maintenez la traite vous rend coupables d’un crime qu’il n’est pas en votre pouvoir d’expier, et votre complaisance pour les colons voue à une éternelle infortune des milliers de créatures humaines. J’ai un sentiment si profond de l’infamie de la traite, je suis si complètement convaincu de ses déplorables effets, même au point de vue de l’utilité, que j’éprouve une véritable humiliation de n’avoir pas été capable de décider la chambre à l’abandonner tout d’un coup, en un moment, à en proclamer d’une voix unanime l’immédiate et complète abolition. Il n’y a pas d’excuse pour nous, éclairés comme nous le sommes sur la nature de ce trafic infernal. Prononcer un seul mot pour sa défense, c’est frapper de mort toute idée de justice… Je m’explique peut-être sur ce sujet avec trop de chaleur, mais il serait au-dessus de mes forces d’y porter de la modération, et je me détesterais moi-même si, dans une telle matière, cette modération m’était possible. »

À ces accens noblement passionnés, à l’élévation morale et philosophique des considérations par lesquelles Pitt réfuta les odieux sophismes qui présentaient la race africaine comme incapable à jamais de civilisation, on eût dit que le génie de Chatham, de Fox, de Burke, s’était un moment confondu avec le sien pour défendre plus énergiquement une aussi belle cause. L’ardeur inaccoutumée avec laquelle il appuyait la proposition de Wilberforce était d’autant plus remarquable