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allait enlever sa lumière ? De quelles malédictions de l’église, de quels regrets des philosophes ce mariage serait suivi ! Quelle honte et quelle calamité qu’un homme créé pour tous se consacrât à une seule femme ! Elle le détestait, s’écriait-elle avec véhémence, ce mariage qui serait un opprobre et une ruine.

L’apôtre n’en a-t-il pas signalé tous les ennuis, toutes les gênes, toutes les sollicitudes, lorsqu’il dit : « Vous êtes sans femme, ne cherchez point de femme, » et qu’il ajoute : « je veux que vous viviez sans tourment d’esprit. » Si l’on récuse les saints en de telles matières, qu’on écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint Jérôme dit de Théophraste, que l’expérience avait amené à conclure contre le mariage des philosophes, et ce que répondit Cicéron à Hirtius qui lui conseillait de se remarier : « Je ne puis m’occuper également à la fois « d’une femme et de la philosophie[1]. » Abélard, d’ailleurs, ne devait-il pas se rappeler sa manière de vivre ? Comment mêler des écoliers à des servantes, des écritures à des berceaux, des livres et des plumes à des fuseaux et à des quenouilles ? Quel esprit plongé dans les méditations sacrées ou philosophiques pourrait supporter les cris des enfans, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout le bruit d’un ménage nombreux ? Cela est bon pour les riches, dont les maisons sont des palais, et à qui l’opulence épargne tous les ennuis ; mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensées vont mal avec les soucis mondains ; tous, ils ont cherché la retraite, et Sénèque dit à Lucilius : « Voulez-vous philosopher, négligez les affaires. Soyez tout à l’étude ; il n’y a jamais assez de temps pour elle. » Interrompre la philosophie, c’est l’abandonner. Chez tous les peuples, gentils, juifs, chrétiens, il y a eu des hommes éminens qui se séparaient, qui s’isolaient du public par la paix et la régularité de leur vie. Chez les Juifs, c’étaient les Nazaréens, et plus tard les Sadducéens, les Esséniens ; chez les chrétiens, les moines qui mènent la vie commune des apôtres et imitent la solitude de saint Jean ; chez les païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le noble titre d’amis de la sagesse. Rappeler tous les exemples au souvenir d’Abélard, ce serait vouloir enseigner Minerve elle-même. Mais si des laïques ont ainsi vécu, que doit faire un chrétien, un clerc, un chanoine, et comment l’excuser de préférer à ces saints devoirs de misérables plaisirs, et de se plonger sans retour dans l’abîme ? ou, si peu lui soucie de la prérogative ecclésiastique,

  1. B. Hieronym. In Jovinian, t. I. Cette citation et toutes les autres sont attribuées à Héloïse par Abélard.