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méditation me le permet, le livre de Cabanis, et j’en suis enchanté il a une netteté dans les idées, une clarté dans les expressions, une fierté tenue dans le style, un calme dans la marche de l’ouvrage, qui en font selon moi, une des plus belles productions du siècle. Le fond du système a toujours été ce qui m’a paru le plus probable, mais j’avoue que je n’ai pas une grande envie que cela me soit démontré. J’ai besoin d’en appeler à l’avenir contre le présent, et, surtout à une époque où toutes les pensées qui sont recueillie dans les têtes éclairées n’osent en sortir, je répugne à croire que, le moule étant brisé, tout ce qu’il contient serait détruit. Je pense avec Cabanis qu’on ne peut rien faire des idées de ce genre comme institutions. Je ne les crois pas même nécessaires à la morale. Je suis convaincu que ceux qui s’en servent sont le plus souvent des fourbes, et que ceux qui ne sont pas des fourbes, jouent le jeu de ces derniers, et préparent leur triomphe. Mais il y a une partie mystérieuse de la nature que j’aime à conserver comme le domaine de mes conjectures, de mes espérances, et même de mes imprécations contre quelques hommes. »


Il y aurait bien à épiloguer sur ce jugement ; l’idée la plus choquante, du moins de la part d’un homme politique, est celle-ci : qu’il n’y a rien à faire des idées spiritualistes et religieuses à titre d’institutions ; mais l’espèce de protestation quand même qui termine, cette réserve expresse en faveur de la partie mystérieuse de notre être est noble autant que sincère ; elle honore Constant, et elle va le caractériser de plus en plus dans cette seconde moitié de sa vie[1].

  1. Lisant l’Histoire du Consulat de M Thiers en même temps que ces lettres de Constant, je trouve à chaque pas dans ces dernières des sentimens en contraste et en lutte avec la marche des choses ; on y surprendrait dans ses mouvemens intimes, dans ses aveux, et jusque dans ses frémissemens, la pensée de cette minorité politique comprimée pour laquelle l’historien a pu être sévère, mais qui, vue de près, intéresse par ses convictions anticipées, par ses ardeurs et par la déception de ses espérances. Ainsi, Camille Jordan avait fait imprimer, dans l’été de 1802, une brochure où il plaidait la cause de la monarchie constitutionnelle. Benjamin Constant en écrivait à Fauriel (de Suisse, 26 messidor an X) : « On m’écrit de Paris de grands éloges sur la brochure de Camille. Je trouve qu’elle les mérite. C’est une action courageuse, et un écrit de talent ; et la manière dont elle a été lue subrepticement me paraît l’indice d’une époque nouvelle dans l’opinion. Je m’arrête, parce que je n’aime pas les dissertations par lettres. Quel plaisir j’aurai à causer cette automne avec vous ! » — Et quelques mois après, un jour qu’il était plus souffrant des nerfs que de coutume, il laissait échapper ces mots irrités, dont l’allusion est assez sensible : « Lorsque les maux physiques surviennent, on a peine à concevoir avec quel acharnement les hommes se créent des maux d’une autre espèce ; et l’on éprouve surtout une indignation vive de ce que la nature, si féconde en douleurs, ne les dirige pas contre les ennemis de l’humanité. Je vois ici une quantité d’êtres innocens, harmless creatures, qui souffrent des douleurs qui mettraient tels esprits tracassiers et violens que je connais, hors d’état de remuer et de tourmenter le monde. C’est un scandale que de voir la douleur si mal appliquée. »