Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/676

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gaieté très originale qui contrastait avec ses tourmens perpétuels et ses mésaventures réelles ou imaginaires. Il passait volontiers de l’exaltation au découragement ; tantôt les calamités de son pays, tantôt ses gênes domestiques, ou même des riens et ce qu’on appelle les mille petites misères de la vie humaine le jetaient dans des abattemens extrêmes, d’où il se relevait tout d’un coup avec vivacité. Il aimait beaucoup la France, et sa femme était Française ou du moins Génevoise. Il était venu à Paris dans sa première jeunesse, il y revint à l’époque du Consulat et fut accueilli avec cordialité dans les cercles d’Auteuil et de la Maisonnette. Un jour qu’il se lamentait de n’avoir pu se loger l’été à Saint-Germain à portée de Meulan, il écrivait à Fauriel, après une page toute de doléances, ce correctif aimable qui nous le peint naïvement :


« N’allez pourtant pas croire, mon bien aimable ami, que ces maux soient sans remède, et ne vous attristez point trop, en oubliant de rabattre tout ce que mon imagination fiévreuse ajoute au mal réel. Je suis toujours plus à plaindre que je ne suis malheureux[1] ; mais cela, doit consoler l’ami qui voit plus loin, car, sachant une fois pour toutes que je mesure tout avec une aune essentiellement fausse, il doit se défier de mon calcul. En vérité je ne l’ai jamais trouvé juste que pour moi-même. Plaignez-moi donc, mais ne vous inquiétez pas… Jouissez, excellent homme ! jouissez doublement de la campagne cet été prenez-en ma part afin que je puisse me dire qu’elle n’est pas perdue. »


Baggesen avait fini pourtant par trouver à se loger près de Marly ; du premier jour il avait baptisé son habitation nouvelle du nom de Violette, et il s’était hâté de donner cette adresse de son invention à ses amis ; mais les lettres qu’on lui adressait (c’était tout simple) ne lui parvenaient pas :


« Je ne comprends point (écrivait-il à Fauriel d’un ton qui fait bien sentir son genre d’humour) comment les lettres dont vous me parlez ne me sont pas parvenues. Le facteur de Marly m’en a trop apporté dès le commencement pour ne pas me connaître… Le nom de Violette n’y fait rien ; c’est Marly-la-Machine qui décide, qui depuis long-temps ne s’appelle plus Marly-le-Roi, et qui n’est pas encore appelé Marly-l’Empereur. Continuez toutefois d’omettre la Violette pour l’avenir ; ce n’était naturellement qu’un badinage de ma part de vous donner cette adresse, une mauvaise plaisanterie, si

  1. Ce mot de Baggesen pourrait servir de devise à toutes ces sensibilités de poètes et de rêveurs qui se dévorent comme Jean-Jacques, et toutes les ames douloureuses.