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vie réelle, et ne renonça jamais à son profond et primitif dédain pour les livres, ceux qui les font et ceux qui les lisent.

Dans sa jeunesse, de singulières choses se passaient à Houghton ; c’était le nom du château des Walpole. Le père de Robert, bon gentilhomme, très noble, mais très rustique, seigneur campagnard dans la pleine acception du terme, s’occupait de ventes, d’achats de revaux, de maquignonages et de métairies, nullement de politique ; honnête d’ailleurs, buveur solide, chasseur diligent, et se croyant en paradis lorsque la grande salle du manoir voyait le fils et le père attablés vider les brocs d’ale, et diminuer les futailles de Xérès. Le fils était un beau grand garçon, de taille herculéenne, aux épaules larges carrées, la figure ouverte et spirituelle, l’œil doux et pénétrant, le nez retroussé, le front bombé, le sourire intelligent et candide, de cette candeur narquoise si commune dans les campagnes entre gens qui sont habitués à se deviner et à s’attraper ; d’ailleurs portant bien la tête ; suzerain à ne pas s’y méprendre, parlant haut, chantant fort, grossier comme un homme bien né qui redeviendra civil quand il lui plaira. Ces détails nous en apprennent bien plus que des phrases sonores sur l’homme qui fut nommé « le corrupteur » de l’Angleterre corrompue. — Le petit-fils nous raconte les bombances et les chevances de son père et de son grand-père sous les lambris noirs d’Houghton, tapissés de têtes de cerfs et de cors de chasse ; le petit Horace était présent dans un coin à ces amusantes scènes. « Encore un verre ! disait le grand-père à son fils Robert. Il ne sera pas dit que tu sois témoin de l’ivresse paternelle, et que tu restes de sang-froid. Tu boiras deux verres contre moi un seul. » Père et grand-père en guêtres de cuir, courant le renard par monts et par vaux, passaient trois jours sans rentrer au château, s’arrêtant chez leurs fermiers pour y boire, et revenaient de cette excursion, trempés jusqu’aux os, le père soutenant le grand-père, mouillés de pluie et plus mouillés de vin. Tout cela se passait après la révolution de 1688, sous Guillaume-le-Hollandais, quand l’Angleterre incertaine essayait de se rasseoir et de s’affermir.

De temps en temps, Robert, qui n’oublia jamais ces bons erremens, mettait la main aux affaires paternelles, stipulait un bail, achetait des terres, vendait une maison, concluait des marchés dans le manoir et à la taverne ; sa joyeuse humeur n’y perdait rien, ni son habileté non plut ; l’apprentissage se faisait, et il y resta fidèle ; bien fin dès-lors qui l’aurait attrapé. Au demeurant, il riait toujours et ne buvait guère moins ; c’était, à vingt-cinq ans, un gentilhomme fort estimé. Quand