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du printemps, et, tout en lisant et cheminant, je ne pouvais réussir à mettre d’accord ensemble le classique et le romantique. Regardais-je dans le livre, il me paraissait décoloré en présence de cette explosion luxuriante de la vie, et si mes yeux se levaient sur le bois verdoyant, tout m’y semblait confusion et désordre auprès de ces strophes si bien bâties, et je trouvais qu’ombres et rayons manquaient absolument de symétrie. Ainsi, de ces deux choses, l’une me déplaisait par l’autre : le livre et la nature se livraient un combat à outrance. Enfin, las de chercher comment les accorder, je vins m’asseoir sur une pierre à l’endroit où l’ombre frissonnait au murmure des sources vives, et je continuai à lire, à regarder aussi par intervalle ; insensiblement mon attention et mon silence augmentèrent, et de plus en plus rêveur, absorbé, si je lisais ou si je regardais, moi-même je n’en savais rien. Cependant, toujours plus amoureusement, plus doucement, dans une harmonie de plus en plus intime et profonde, s’épanchaient, murmuraient, se confondaient ensemble et le printemps et le poète. Étonné, je me sens bercé par un esprit qui sait entre la vie et la mort faire taire la contradiction : l’esprit du Sommeil et du Rêve, lesquels, sous ces ombrages, m’avaient enveloppé sans que je m’en fusse aperçu, jusqu’au moment où, par un coup de vent arrachée, une feuille vint tomber sur mon livre, qui, à son tour, me tomba des mains. Sommeil qui sais lier le ciel avec la terre, Songe médiateur entre ce monde et l’autre ! frères jumeaux sagement unis et qui rapprochez tout, venez souvent m’accompagner en mes promenades printanières et m’assister dans mes études. Quel commentateur saura jamais ainsi que vous expliquer son poète d’après la nature et faire entrer la création dans son poète ! »


Cette aimable résidence de Neusess, Rückert dut cependant l’abandonner vers 1841, pour venir, sur l’invitation du roi de Prusse, s’installer à Berlin. Dans cette académie improvisée que Frédéric-Guillaume IV se recrutait en Allemagne, le chantre gracieux des Gazelles ne pouvait être oublié. Orientaliste et poète, Rückert avait là sa place marquée entre le vieux Tieck et M. de Humboldt. Le rossignol déniché quitta donc le buisson d’aubépine, le doux abri sous la feuille et la mousse, pour s’en venir avec sa couvée s’établir dans les corniches du nouveau temple. « J’ai remarqué que partout où ces oiseaux font leur nid et leurs petits, on y respire un air délicat et pur, » observe le Banquo de Shakspeare, et Frédéric-Guillaume, à ce qu’il paraît, pense sur ce point comme le roi d’Écosse.

Néanmoins on ne s’attend pas à ce que les souvenirs d’un si charmant passé, les souvenirs de tous ces frais printemps écoulés en pleine nature, aient pu se dissiper sans laisser de trace. Aujourd’hui encore, Rückert songe au petit coin de terre et le regrette ; ce manteau couleur