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qu’il dédaignait fort, lui envoyaient là leurs dédicaces. » Ce fut à cette occasion que l’acteur Estcourt, l’Arnal ou le Potier de ce temps-là, vint chanter sur le théâtre une ballade dont le refrain populaire était « Notre bijou est à la Tour, » et qui finissait par ces mots significatifs : « On a voulu l’acheter, notre bijou, et les lapidaires de l’état ont prétendu l’enchâsser à leur façon ; mais ils l’ont trouvé trop solide. Le temps viendra où il sortira de sa prison plus rayonnant que jamais, et où il luira sur ses ennemis et ses amis. » On montrait encore, en 1825, le nom de Robert gravé sur la muraille de ce cachot, qui n’était qu’un échelon vers le ministère. Au-dessous on lisait celui du jacobite lord Landsdowne, incarcéré en 1715 pour avoir intrigué en faveur du prétendant, et qui avait accompagné le nom de Walpole de ces vers fort spirituels :

Les gens que la fortune a créés tout exprès
Reçoivent de Dieu même un pouvoir fantastique ;
Ils tombent pour grandir, et leur force élastique,
Plus vive, rebondit de la chute au succès.

Les commettans de Robert n’eurent rien de plus pressé que de le réélire, pour faire pièce au ministère, et il ne tarda pas à devenir, malgré sa jeunesse, le second chef du parti whig. Lorsque la terrible duchesse de Marlborough vit mourir chez elle le ministre whig Godolphin, Robert, sorti de prison, était là, au chevet de son lit, et le ministre, qui connaissait bien la perfide et ambitieuse nature de cette femme et ses superstitions secrètes, se retourna vers elle pour lui dire : « Je vous préviens que, si vous ne portez pas ce jeune homme de toute votre force, je reviendrai de l’autre monde pour vous reprocher votre conduite. C’est l’espoir de notre parti ; ne l’oubliez jamais ! » - Et il mourut. Le vieux ministre avait raison.

Cela se passait en 1714, à la fin de Louis XIV, au moment où la cause protestante, soutenue par l’aristocratie anglaise, allait triompher de nouveau sur la tombe de la reine Anne. La résistance des théories absolues ne pouvait durer long-temps. Le génie de Bolingbroke et l’esprit de Swift avaient mal jugé. Dans le principe de liberté qu’ils combattaient étaient la force, la vie, l’avenir de l’Angleterre comme de l’Europe. On vit le courage des uns, l’éloquence ou l’intrigue des autres, s’anéantir dans la lutte engagée contre cet élément indestructible du développement social. Le désappointement du misanthrope Swift fut extrême, et, joint à d’autres fautes personnelles, ne contribua pas peu à le priver de sa raison ; car, malgré la finesse