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la mauvaise fortune, où la solidarité n’était jamais plus étroite que dans les revers : quand l’un chancelait, tous le soutenaient : c’est le contraire dans le cabinet du 29 octobre. Les questions les plus graves y prennent un caractère isolé, et engagent particulièrement la responsabilité du ministre spécial, que ses collègues abandonnent : généreusement à la merci des chambres. Si le ministre est battu, il se décourage et offre sa démission. Voilà ce qui arrive, par exemple, chaque fois que l’honorable M. Cunin-Gridaine soutient un projet de douane, et il n’est pas le seul dont les découragemens soient devenus publics. A chaque instant, la menace d’une démission trouble l’atmosphère, assez orageuse d’ailleurs, du 29 octobre. M. de Salvandy, en apprenant la destitution de M. Drouyn de Lhuys, n’a-t-il pas offert sa démission le jour même où il entrait dans le ministère ? M. Guizot lui-même, lors des négociations sur Taïti, n’a-t-il pas déposé son portefeuille ? M. Soult n’a-t-il pas eu ses grandes colères, suivies de longs séjours à Soult-Berg ? M. Duchâtel est le seul peut-être qui ait tenu bon jusqu’à présent. Encore, ses amis disent-ils aujourd’hui que sa confiance diminue, et qu’il regrette l’heureux temps où, simple ministre de l’intérieur, il n’avait que la France à gouverner, et laissait le monde à M. Guizot.

M. Duchâtel a obtenu cependant un succès personnel dans la discussion sur l’armement. Sa bonne étoile a voulu que M. de Lamartine vînt reprendre à la tribune un thème usé, qui traîne depuis trois ans dans le bagage des partis. M. de Lamartine ne dissimule pas le but de ses attaques ; il accuse la royauté de conspirer depuis quinze ans contre le pays. Il voit dans les fortifications le couronnement d’un système dirige contre les libertés publiques. L’honorable poète oublie qu’en 1838 il prêtait à ce système l’appui de son magnifique talent. Pourquoi ses convictions ont-elles changé ? pourquoi son langage est-il devenu si amer ? pourquoi un esprit si éminent est-il tombé dans une opposition si peu digne de lui, où la vérité, le bon sens, les convenances parlementaire sont sacrifiés à des passions aveugles ? M. de Lamartine est une ame tourmentée qui erre douloureusement sur les bancs de la chambre. Espérons qu’un jour elle trouvera sa place et se fixera. En attendant, les exagérations de l’illustre orateur sont une ressource précieuse pour les ministères dans l’embarras qui ne savent comment se tirer d’une discussion, et ont besoin d’un succès de tribune pour masquer leur défaite. Sous ce rapport, M. de Lamartine a merveilleusement servi M. Duchâtel, dont nous louerons d’ailleurs le discours ferme et habile. Voilà ce qui s’appelle parler nettement et à propos. Néanmoins le discours de M. Duchâtel n’a pas tout sauvé ; il était dit que cette discussion de l’armement, comme toutes les discussions importantes de cette session, serait un nouvel échec pour la dignité du cabinet.

Nous ne sommes pas de ceux qui disent qu’un gouvernement ne doit jamais faire de concessions. Un pouvoir qui ne cède jamais est un pouvoir injuste ou insensé. La liberté a des exigences respectables ; il faut, dans certains