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ne pas céder aux mêmes entraînemens que la foule, et de conseiller l’écrivain applaudi. M. Hugo n’a pas encore assez réfléchi sur les procédés différens qui séparent le style poétique de la prose ; même quand il ne fait pas de vers, il traîne après lui le bagage pompeux et retentissant de sa poésie. On cherche en vain la variété de tons, la finesse de pensées, l’abondance de points de vue, la simplicité élégante, la liberté d’allure, enfin toutes les qualités aimables d’une prose naturelle et bonne. Des antithèses à proportions gigantesques, des périodes interminables, des images éblouissantes, voilà ce qui domine dans la prose de M. Hugo. Nous n’ignorons pas que, pour M. Hugo, le style de l’historien Mathieu, qui écrivait au commencement du XVIIe siècle, est de tous les styles le plus beau. M. Victor Hugo a tracé quelque part l’idéal d’un écrivain qui pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et peindre comme Mathieu ; dans le même endroit, il parle de l’admirable langue de Mathieu et de Mathurin Régnier. Nous sommes surpris que M. Victor Hugo ait pu mettre Mathieu, écrivain médiocre en dépit de tous ses efforts, sur la même ligne que Régnier, dont le style est si vigoureux et presque complet, et qui a su plaire aux esprits les plus sévères comme Boileau et Montesquieu ? Mathieu, qui n’avait pas l’originalité d’humeur d’un Montluc ou d’un Montaigne, n’a pas su échapper aux écueils qu’offrait l’état de la prose française à l’époque où il écrivait. Son style est enveloppé, diffus, incohérent ; parfois, il est vrai, on y rencontre des mots pittoresques, des phrases énergiques, mais ces mots et ces phrases, il faut les chercher dans un chaos véritable. Chez Mathieu, la prose et la poésie se heurtent, ce qui sans doute a charmé M. Hugo ; mais nous voudrions précisément que pour lui-même, il évitât cette confusion. Il y parviendra sans doute, s’il continue son commerce avec Tacite, qui, nous dit-il dans une de ses lettres sur le Rhin, est son vieil ami. C’est une amitié dont il est permis d’être fier, c’est une liaison qui ne peut porter que d’heureux fruits. Que M. Hugo ferme donc Mathieu, et qu’il relise Tacite ; nous y gagnerons. Qu’il nous permette de lui indiquer aussi deux maîtres qui ne lui seront pas moins utiles, nous voulons parler de Bossuet et de Voltaire. Il y trouvera deux types différens, mais parfaits, de la prose française. En étudiant de tels hommes, on ne compromet pas son originalité, on la fortifie ; on apprend à surmonter les difficultés qu’on n’avait pas encore vaincues. L’auteur des Lettres sur le Rhin est un grand poète lyrique écrivant en prose, mais ce n’est pas encore un prosateur.


LERMINIER.