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il nous fait à merveille sentir combien en Grèce la poésie est et n’a jamais cessé d’être l’organe habituel et inséparable de la vie, l’expression sérieuse et nullement exagérée d’un sentiment naturel plus exalté qu’ailleurs. Cette poésie qui coule de source et où la vanité ni les petits effets n’entrent pour rien, qui n’est pas une poésie d’acteur, mais une effusion du génie populaire, Fauriel la suit dans ses moindres courans et jusque dans ses filets épars. Il faut voir avec soins religieux il recueille tous ces chants de rhapsodes inconnus et comme ces membres dispersés de l’éternel Homère : « Ils chantent (dit-il de ces modernes chanteurs ambulans), ils chantent en s’accompagnant d’un instrument à cordes que l’on touche avec un archet, et qui est exactement l’ancienne lyre des Grecs dont il a conservé le nom comme la forme. Cette lyre, pour être entière, doit avoir cinq cordes ; mais souvent elle n’en a que deux ou trois, dont les sons, comme il est aisé de le présumer, n’ont rien de bien harmonieux. » Cette lyre qui doit avoir cinq cordes, et qui souvent n’en a plus que deux ou trois, est bien l’image fidèle de la poésie inculte et un peu tronquée qu’elle accompagne ; mais cet incomplet dans les moyens et dans la forme ne détourne point Fauriel et ne lui inspire au contraire qu’un intérêt de plus :

« Entre les arts qui ont pour objet l’imitation de la nature, dit-il excellemment (et sa pensée est tout entière dans ce passage), la poésie a cela de particulier que le seul instinct, la seule inspiration du génie inculte et abandonné à lui-même y peuvent atteindre le but de l’art, sans le secours des raffinemens et des moyens habituels de celui-ci, au moins quand ce but n’est pas trop complexe ou trop éloigné. C’est ce qui arrive dans toute composition poétique qui sous des formes premières et naïves, si incultes qu’elles puissent être, renferme un fond de choses ou d’idées vraies et belles. Il y a plus c’est précisément ce défaut d’art ou cet emploi imparfait de l’art, c’est cette espèce de contraste ou de disproportion entre la simplicité du moyen et la plénitude de l’effet, qui font le charme principal d’une telle composition. C’est par là qu’elle participe, jusqu’à un certain point, au caractère et au privilège des œuvres de la nature, et qu’il entre dans l’impression qui en résulte quelque chose de l’impression que l’on éprouve à contempler le cours d’un fleuve, l’aspect d’une montagne, une masse pittoresque de rochers, une vieille forêt ; car le génie inculte de l’homme est aussi un des phénomènes, un des produits de la nature[1]. »

Dans cet ingénieux et substantiel Discours comme dans plusieurs des argumens étendus qui précèdent les pièces, et dont quelques-uns

  1. Discours préliminaire, page, CXXVI.