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C’est encore à Cirey, dans ces beaux jours d’intimité, qu’elle commence à traduire le livre des Principes de Newton. Tous les esprits étaient émus de cette magnifique découverte, qui avait opéré une si profonde révolution dans la science. Une femme jeune et belle se prend de passion pour cette grande étude, et la première elle fait connaître à la France et rend accessible au vulgaire l’immortel ouvrage du philosophe anglais.

« Mme du Châtelet a rendu un double service à la postérité, dit Voltaire, en traduisant le livre des Principes et en l’enrichissant d’un commentaire. Il est vrai que la langue latine dans laquelle il est écrit est entendue de tous les savans ; mais il en coûte toujours quelque fatigue à lire des choses abstraites dans une langue étrangère. D’ailleurs le latin n’a pas de termes pour exprimer les vérités mathématiques et physiques qui manquaient aux anciens. »

Voltaire écrivait encore à son ami Thiriot :

« Nous étudions le divin Newton à force. Vous autres serviteurs des plaisirs, vous n’aimez que les opéras. Eh ! pour Dieu, mon cher petit Mersenne[1], aimez les opéras et Newton, c’est ainsi qu’en use Émilie :

Que ces objets sont beaux ! que notre ame épurée
Vole à ces vérités dont elle est éclairée !
Oui, dans le sein de Dieu, loin de ce corps mortel,
L’esprit semble écouter la voix de l’Éternel.
Vous à qui cette voix se fait si bien entendre,
Comment avez-vous pu dans un âge encor tendre,
Malgré les vains plaisirs, cet écueil des beaux jours,
Prendre un vol si hardi, suivre un si vaste cours,
Marcher avec Newton dans cette route obscure
Du labyrinthe immense où se perd la nature ?


Voilà ce que je dis à Émilie dans des entresols vernis, dorés, tapissés de porcelaines, où il est bien doux de philosopher. Voilà de quoi on devrait être envieux plutôt que de la Henriade. Mais on ne fera tort ni à la Henriade ni à ma félicité. »


C’était durant la nuit, de minuit à cinq heures du matin, que Mme du Châtelet travaillait. Trois heures de sommeil lui suffisaient. A son lever, elle faisait souvent, dans la belle saison, une promenade à cheval. Sa toilette de campagne était fort simple ; elle portait une robe d’indienne, un tablier de taffetas noir ; ses beaux cheveux bruns, très longs et sans

  1. Allusion au père Mersenne, ami et correspondant de Descartes.