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que Saint-Lambert ne la quitte pour aller à la guerre, elle fait des vœux ardens pour la paix, et lorsque la paix est conclue, elle lui écrit : « Les harengères ont coutume de dire pour s’injurier entre elles : Tu es bête comme la paix. Eh bien ! moi, j’adore la paix, puisqu’elle vous conserve à moi. » A ces lettres si tendres, Saint-Lambert répondait par des lettres galantes sans chaleur, sans élan. C’est du cœur que déborde le sentiment d’Émilie, celui de Saint-Lambert vient d’ailleurs ; il nomme Mme du Châtelet son cher amour, sa chère maîtresse, son cher cœur ; il emploie toujours le tutoiement, il fait des digressions sur le plaisir, il parle de la nature comme le chantre des Saisons pouvait en parler ; il rappelle le charme qu’on trouve dans l’accord des sentimens en présence d’un beau paysage, la volupté du chant du rossignol qu’ils ont entendu ensemble, et à ce sujet il dit que Stanislas vieillissant prétendait que les rossignols de Pologne avaient la voix plus forte que ceux de France. Éternelle faiblesse des vieillards, qui attribuent leur propre déclin à tout ce qui les entoure ; le maréchal de Richelieu, dans ses dernières années, disait aussi : Il n’y a plus de femmes !

Au début de cette passion, Mme du Châtelet, forcée de s’éloigner pour quelque temps de la cour de Lorraine, écrivait à Saint-Lambert cette tendre et charmante lettre[1] :


« Toutes mes défiances de votre caractère, toutes mes résolutions contre l’amour n’ont pu me garantir de celui que vous m’avez inspiré. Je ne cherche plus à le combattre, j’en sens l’inutilité : le temps que j’ai passé avec vous à Nancy l’a augmenté à un point dont je suis étonnée moi-même ; mais, loin de me le reprocher, je sens un plaisir extrême à vous aimer, et c’est le seul qui puisse adoucir votre absence. Je suis bien contente de vous quand nous sommes tête à tête ; mais je ne le suis point de l’effet que vous a fait mon départ. Vous connaissez les goûts vifs, mais vous ne connaissez point encore l’amour. Je suis sûre que vous serez aujourd’hui plus gai et plus spirituel que jamais à Lunéville, et cette idée m’afflige indépendamment de toute inquiétude. Si vous ne devez m’aimer que faiblement, si votre cœur n’est pas capable de se donner sans réserve, de s’occuper de moi uniquement, de m’aimer enfin sans bornes et sans mesure, que ferez-vous donc du mien ? Toutes ces réflexions me tourmentent, mais elles m’occupent sans cesse, et je ne pense qu’à vous en ne voulant m’occuper que des raisons qui doivent m’empêcher d’y penser. Vous m’écrirez sans doute ; mais vous prendrez sur vous pour m’écrire. Vous voudriez que j’exigeasse moins ; je recevrai quatre lignes de vous, et ces quatre lignes vous auront coûté. J’ai bien peur que votre

  1. Cette lettre inédite est de la fin de 1748.