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qu’il ne devait plus rien faire, pressentant tout bas qu’il ne le pourrait plus.

Mais l’échec le plus célèbre de Gresset depuis sa retraite fut à l’un de ses retours comme directeur de l’Académie, lorsqu’il reparut en public pour la réception de Suard, en août 1774. Le siècle dans l’intervalle avait changé ; les grandes œuvres philosophiques s’étaient produites, et la mode elle-même tournait au sérieux. Gresset, dans son séjour d’Amiens, s’était extrêmement préoccupé, comme font volontiers les écrivains retirés en province, du néologisme qui s’introduisait en quelques branches du langage : « Il avait été frappé justement, mais beaucoup trop, dit Garat dans sa Vie de Suard, du ridicule d’une vingtaine de mots qui avaient pris leurs origines et leurs étymologies dans les boutiques des marchandes de modes, même dans les boutiques des selliers. » Il en forma comme le tissu de son discours ; toutes ces locutions exagérées dont il s’était gaiement raillé vingt-cinq ans auparavant dans le rôle du jeune Valère Je suis comblé, ravi, je suis au désespoir ; Paris est ravissant, délicieux, il les remit là en cause, il fit d’une façon maussade comme la petite pièce en prose à la suite du Méchant ; et tandis que Suard plaidait avec tact pour la raison, alors dans sa fleur, et pour la philosophie, Gresset souligna pesamment des syllabes, anticipant l’office que nous avons vu depuis tant de fois remplir à feu M. Auger avec un égal désagrément. Le succès en effet répondit à la méthode, et, « dès les premiers mots, c’est encore Garat qui nous le dit, les applaudissemens furent si bruyans, si universels, si continus, que Gresset lui-même ne put se méprendre à leur intention. »

Qu’est-ce donc que cette chose légère qu’on appelle le goût, l’urbanité, qui est si en danger de s’évaporer sitôt que l’on s’éloigne d’un certain centre et qu’on ne respire plus en un certain lieu ? Qu’est-ce que cette mollesse et finesse de l’air que les anciens trouvaient au ciel d’Athènes, que les Latins du temps des Césars croyaient ressentir à Rome (proprium quemdam gustum urbis), que Voltaire recommandait si fort aux poètes trop absens de Paris, et dont lui-même, à ce qu’il semble, il savait se passer si bien ? En combien d’endroits de ses lettres Cicéron se montre préoccupé de ce je ne sais quoi si réel et si indéfinissable, soit que, du fond de la Cilicie, il écrive à un de ses amis plus heureux, qui vit, comme il dit, à la lumière : « Urbem, urbem, mi Rufe, cole et in ista lute vive[1] ; » soit qu’il écrive à cet autre

  1. Lettres familières, II, 12.