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et des faits, qui, se modifiant par une action réciproque, s’avancent, bondissent, s’arrêtent, luttent contre les obstacles, et reprennent leur cours pour aboutir enfin au gouffre de la révolution française et à la préparation de nos nouvelles destinées : c’était la tâche imposée au docteur Schlosser. Il ne croit pas sans doute avoir touché le but et définitivement fermé la carrière ; mais il a essayé de grouper scientifiquement ces masses confuses : son travail contient des parties excellentes, qui éclairent, si elles ne compensent l’insuffisance de certaines autres.

L’œuvre du savant patriarche de Heidelberg, œuvre recommandable à plusieurs égards, et sur laquelle on regrette de porter un scalpel sévère, offrait mille difficultés même aux plus grands esprits. Et d’abord quelle classification fallait-il établir parmi tant de peuples, de livres et de mœurs ?

M. Schlosser a choisi la plus rigoureuse ; isolant les nations et procédant par périodes décennales, introduisant dans son livre un ordre administratif et régulier qui en détruit l’unité intellectuelle, il a consacré un chapitre séparé à l’Allemagne pendant une décade, à l’Angleterre pendant une autre, à la France pendant une troisième. Le monde ne marche pas ainsi ; ce cadastre systématique, mensonge de la régularité, au lieu d’introduire l’ordre, consacre scientifiquement le désordre. Avec ces divisions de chapitres morcelés, on ne suit pas les influences, on ne reconnaît pas la génération éternelle des esprits et des idées ; le drame secret de la pensée humaine perd ses catastrophes, ses péripéties et son intérêt. On ne reconnaît plus comment les génies éclosent, et comment ils propagent leur magnétisme éternel. Vous vous promenez gravement de case en case, et de division en division, par un procédé machinal qui semble régulier et qui est mécanique. On a des transitions comme celle-ci : « Maintenant nous allons passer à Wieland ; » liaison trop commode pour être adoptée par une intelligence telle que celle du docteur. « Ici, dit-il ailleurs, nous revenons aux services que Lessing a rendus entre 1771 et 1781. » Les services que Lessing a rendus appartiennent au cours de sa vie, et forment un tout dont l’influence et l’origine ne peuvent être scindés. Trois fois Lessing se montre à de grandes distances ; tour à tour apparaissent et s’éclipsent Voltaire, Hume, Rousseau. On ne peut rien imaginer de plus fatigant que cette découpure, née d’un fanatisme d’impossible régularité. Quoi ! la vie de chaque homme n’est-elle pas son œuvre ? ne forme-t-elle pas un tout ? n’a-t-elle pas sa source morale et son énergie propre ? Pour s’astreindre à un ordre servile, faudra-t-il