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contiennent, et passer à côté de la science magique et subtile des hommes et des partis, science rude et douloureuse, que la lutte des pays libres peut seule donner. Cette initiation a bien ses dangers ; elle trouble par son ardeur la sérénité du raisonnement, inspire des partialités violentes, émousse la finesse, corrompt la pureté, abaisse l’élévation suprême de l’esprit. L’homme politique a peine à gravir les cimes de la pensée : il ne plane pas sur d’aussi larges espaces, son atmosphère devient moins raffinée et plus vulgaire ; mais, long-temps aux prises avec la réalité, il attache plus de prix à l’exactitude tranchée des contours et à la précision des lignes : il veut des faits, quelquefois mal appréciés, toujours des faits, jamais des nuages ; il ne se contente de rien de vague, l’à peu près métaphysique ne le satisfait pas. Si la rudesse passionnée de son observation peut déplaire, chez lui la subtilité vaporeuse du coup d’œil ne trompe jamais.

Parmi les juges et les historiens du XVIIIe siècle, le docteur Schlosser représente la spéculation érudite ; lord Brougham l’observation active. Tous deux, — le premier travaillant à loisir dans sa cellule de Heidelberg, et dominant les flots du Neckar ; le second, dans son château de Provence, l’œil et l’oreille attentifs aux rumeurs des salons de Paris et du parlement d’Angleterre ; Schlosser écrivant une grande histoire calme et détaillée ; lord Brougham lançant dans le public les fragmens capricieux de ses études, — ils ont en honneur le bien de la race humaine, leurs yeux et leur cœur ne se ferment pas aux améliorations qui se sont produites. D’ailleurs l’antithèse ne peut être plus complète ni plus piquante. Si l’on trouve chez l’érudit Allemand la trace du calme métaphysique de sa vie, l’activité pratique de lord Brougham se reflète sur son style et ses idées ; l’homme de parti et l’avocat reparaissent malgré lui dans ses fortes phrases et ses préjugés vigoureux. On aperçoit la musculature de l’athlète jusque dans le repos et dans l’âge avancé de cet homme long-temps mêlé aux luttes réelles, qui connaît le fort et le faible de la vie humaine, et ne la prend pas pour une spéculation oisive. Ce combat lui a laissé des cicatrices et des habitudes ineffaçables ; tout l’anime et l’excite. Dès les premières lignes de son essai sur Voltaire, on dirait qu’il entend la trompette, et que le coursier hennit comme dans Job. Avocat de Voltaire, il le défend contre les dévots, qui l’inculpent d’athéisme, et prétend le laver de toute hérésie ; ce qui nous semble à nous autres inutilement belliqueux et tout au moins superflu. On peut se taire sur la vie de Schlosser, qui a coulé ses jours en honnête et studieux