Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Non-seulement les Anglais ont accepté la vieille devise : In vino veritas, mais ils ne croient pas connaître un homme à fond, s’ils ne l’ont vu et fait parler sous l’influence du vin. Cette idée a donné naissance à une singulière coutume qui se conservait encore dans tous les régimens britanniques il y a quarante ans, et qui n’est point entièrement perdue, même aujourd’hui. On sait que, sous le régime de la masse, dans l’armée anglaise, tous les officiers d’un même corps dînent ensemble, et que chacune de ces tables d’hôtes régimentaires donne une fois par semaine un dîner public où chacun a le droit d’inviter les gentlemen de sa connaissance. Les arrangemens, le ton et jusqu’à un certain point la conversation de ce dîner sont sous le contrôle de deux officiers qui remplissent à tour de rôle les fonctions de président et de vice-président. Ces officiers s’asseoient aux deux extrémités de la table. Il y a quarante ans au plus, disons-nous, c’était la coutume, le jour du dîner public, dès qu’on avait placé le dessert sur la table et un nombre à peu près suffisant de bouteilles devant les convives, de renvoyer tous les domestiques. Le président se levait alors, prenait un clou et un marteau, et clouait la porte de la salle, ce qui indiquait que l’on ne devait plus ni entrer ni sortir. Puis, revenant à sa place, il proposait solennellement la santé du roi ou de la reine, et passait les bouteilles devant lui de gauche à droite. Ce toast s’accomplissait en silence, mais debout, puis on se rasseyait, et les bouteilles commençaient à circuler de deux en deux minutes. Il était expressément défendu au président de s’enivrer jusqu’à ce qu’il eût vu tous les convives et le vice-président en dernier lieu tomber successivement sur le plancher. Si un griffin (c’est l’expression anglaise qui signifie un blanc-bec) cherchait à esquiver son tour quand la bouteille était devant lui, le président fronçait le sourcil, et le menaçait d’une amende d’abord, puis du déplaisir de ses camarades, et bientôt l’ivrognerie lui était inoculée.

Depuis 1815, on a changé tout cela. L’Angleterre s’est civilisée au contact des mœurs continentales. On ne marche plus à l’ivresse brutalement, au pas de charge, sous la férule d’une espèce de tambour-major ; on y arrive librement, gracieusement, avec de gais propos et de joyeux refrains. Au lieu de s’enivrer comme un portefaix, on se grise avec le champagne et le xérès, mais on se grise toujours ; l’ivresse est encore admise par le bon ton et l’extrême fashion. Dans beaucoup de régimens comme dans le nôtre, en 1830, un petit noyau d’élite avait formé une société dite du Clou (en mémoire du fameux clou qui dans l’usage ancien servait à condamner la porte), et chaque initié