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amusement et au grand désespoir de son maître. Suivre l’ennemi était tout-à-fait impossible ; nous fîmes donc un quart de conversion à gauche et poussâmes vers la plaine.

Le soleil était déjà haut dans les cieux, et un sentiment de découragement causé par l’excessive chaleur commençait à nous gagner, quand chevaux et cavaliers furent soudainement ranimés par ce cri du chef shikari : dekho sahib, dekho, dokeran ! dokeran ! voyez, messieurs, voyez, les sangliers ! les sangliers ! Effectivement, nous aperçûmes aussitôt une troupe de ces animaux qui abandonnait le couvert pour bondir à travers la plaine. La coutume en pareil cas est, pour chaque cavalier, de choisir l’animal qui lui paraît le plus beau et de se lancer à sa poursuite. S’il entend son métier, il ne doit ni jeter ni brandir sa lance, mais la tenir appuyée à sa cuisse, à un angle de 45 degrés avec la terre ; s’il parvient à rejoindre le sanglier, il doit seulement chercher à le dépasser du côté gauche, en laissant toujours son arme dans la même position. Il suffit qu’il le rase d’assez près pour que la pointe de sa lance arrive jusqu’à la bête ; alors l’impulsion même de sa course fera entrer le fer jusqu’au manche, sans un mouvement, sans un effort du chasseur. On est sûr, au contraire, de manquer son coup, si on veut en quelque manière le diriger.

J’ai vu des sangliers dans l’Inde peser jusqu’à trois cents kilos alors ils courent beaucoup moins vite ; mais ceux auxquels nous avions affaire pour le moment étaient tous plus ou moins maigres, plats des côtés et très longs des jambes, conditions qui promettaient à nos chevaux une course des plus fatigantes. La promesse ne fut point menteuse : nous partîmes comme le vent. Il fallut d’abord traverser un sol noir, mais sec, crevassé, avec des fentes où la jambe entière d’un cheval pouvait disparaître. Heureusement, j’avais quelque raison de me fier à mon arabe ; court, ramassé, fait comme un chevreuil, il aurait trouvé moyen de placer ses quatre petits pieds sur une pointe de rocher. Il semblait voler en effleurant les sommités du terrain et laissa bientôt ce mauvais passage derrière lui. Ce que devenaient mes compagnons, je n’en savais rien et ne m’en souciais guère. Il m’avait bien semblé voir rouler au fond d’un ravin un de mes meilleurs amis ; je n’en avais donné qu’un coup d’éperon de plus à mon cheval. Je ne crois pas qu’un Anglais se fût arrêté en pareil cas pour son propre père, encore moins à coup sûr pour un frère aîné, héritier par privilège de toute la fortune de la famille. Nous rencontrâmes ensuite un terrain plus uni sur lequel nous allions, comme disent nos voisins, at a killing pace, à ce pas qui tue. J’étais très fort de cet avis, quant à notre