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pour la ramasser, des bûcherons indiens qui l’avaient observé se précipitèrent sur lui. Il faut savoir que le singe est un animal sacré dans toute l’Inde, parce que Vishnou, dans plusieurs de ses avatars, eut recours à des armées de singes, que son général favori, Hanouman, était encore un singe, et qu’enfin lui-même ne dédaigna pas quelquefois de revêtir la forme de cet animal ; mais peut-être dans aucune partie de l’Inde le singe n’est-il aussi vénéré que dans les environs de Vijayanagar, parce que la tradition y place le séjour de la mère d’Hanouman, le berceau de ce demi-dieu et le théâtre de quelques-uns de ses exploits. La mort donnée imprudemment à quelque sapajou est donc un de ces actes en très petit nombre qu’un Européen ne peut point se permettre en présence d’un Indien, et qui attireront bien plus sûrement sa vengeance qu’une insulte ou même une violence personnelle. C’est ce que le capitaine Y… éprouva à ses dépens. Les bûcherons, après l’avoir terrassé, se mettaient en devoir de l’assommer, quand un secours tout-à-fait inespéré lui arriva. Sa femme, plus au courant que lui des superstitions du pays, ne l’avait pas vu sans inquiétude s’éloigner pour cette folle poursuite. Elle l’avait d’abord suivi de loin sans dessein bien arrêté ; puis, son anxiété devenant plus vive, elle avait pris le galop pour le rejoindre. Depuis quelques minutes, les détours du sentier le lui avaient fait perdre de vue, quand tout à coup elle entendit des cris et reconnut sa voix. Franchissant les bruyères comme un oiseau, elle se dirigea en ligne droite vers le point d’où partaient les cris, et bientôt, de l’autre côté d’un ravin profond, elle découvrit son mari qui se débattait entre des assassins. Elle était seule et sans armes ; un précipice les séparait ; poussant son cheval, elle lui fit franchir cet obstacle d’un seul bond et arriva, les yeux étincelans, la cravache à la main, au milieu de ces furieux. Dans leur terreur superstitieuse, ils crurent que le cheval avait des ailes ; ils la prirent pour une magicienne, abandonnèrent leur victime, et se dispersèrent dans la campagne. De leur côté, les deux époux se hâtèrent de regagner les tentes. Ce fut alors seulement que la femme se montra sous l’héroïne ; mistriss Y… dut nous quitter dès le lendemain et fut plus d’un mois malade de son émotion. Un soir enfin on la revit dans le monde : c’était à un bal. Quand elle entra dans la salle, par un mouvement spontané, toutes les femmes se levèrent pour la voir, et tous les hommes s’inclinèrent devant elle. Cet hommage inattendu la saisit, et elle fondit en larmes. Ce trait, qui nous semblait si admirable, lui paraissait tout naturel : elle n’y avait réfléchi ni avant, ni après.