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soulevant d’une main le voile de l’avenir, me montra de l’autre le beau ciel de ma patrie, où le bonheur semblait m’appeler. » Et voilà sa barque remise à flot, aventureuse et légère ; le voilà plus en humeur, plus en veine que jamais, se croyant quitte une bonne fois avec le malheur, et n’invoquant pour tous patrons à l’avenir que Momus (comme on disait alors) et que Thalie :

Naturam expellas furca, tamen usque recurret.


Tant il est vrai que toute nature douée d’une vocation énergique se fait jusqu’à un certain point sa propre destinée et porte avec elle son démon.

A peine remis de tant de maux, Desaugiers fut emmené de Saint-Domingue aux États-Unis par un capitaine américain qui l’avait entendu un jour toucher du piano. Ce brave homme n’avait pu résister à l’intérêt qu’un talent si naturel et si expansif lui inspira : il lui offrit sur-le-champ le passage gratis à son bord, et lui garantit qu’il trouverait sur le continent prochain à donner autant de leçons qu’il voudrait. Arrivé à Baltimore, le jeune Saint-Marc y passa les années 1795, 1796 ; il savait très bien l’anglais, et avait des écolières pour le piano en grand nombre : il s’était rendu extrêmement fort sur cet instrument. Sa sœur, devenue veuve, l’avait rejoint, et leur existence à tous deux était tolérable. Ce genre de vie convenait même beaucoup mieux à Desaugiers que le sort qui lui était primitivement destiné à Saint-Domingue comme régisseur de quelque plantation ; mais tous ses vœux se portaient vers la France, et il ne fut heureux que lorsqu’il revit le sol natal et sa famille, au printemps de 1797.

C’était le moment de l’extrême orgie du Directoire et de la bacchanale universelle. On a vu quelquefois, au plus fort des calamités et des fléaux, le cœur humain réagir bizarrement et prendre sa revanche par une sorte d’étourdissement et d’ivresse. On a l’idéal le plus charmant de cette disposition un peu artificielle dans le cadre du Décameron de Boccace. Mais, s’il y a toujours quelque chose contre nature dans ce contraste d’un oubli volontaire et factice au sein des fléaux, rien n’est plus simple au contraire et plus concevable que l’expansion et la détente au lendemain même de la crise. C’est ce qui eut lieu en France au sortir des atrocités de la Terreur. On se remit à l’instant à vivre, à vivre avec délices, à jouir éperdument des dons naturels, de l’usage de ses sens, des plaisirs libres et faciles, du charme des réunions surtout et de la cordialité des festins. On déjeuna, on dîna, on chanta beaucoup ; Cousus, Momus et Bacchus furent à l’ordre du jour : c’était