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Il y manquait celle de Fénelon. Bossuet la lui demanda. Fénelon refusa de lire le livre. Son motif, c’était que certaines maximes de Mme Guyon y étaient textuellement censurées ; en souscrivant à l’écrit de Bossuet, il se rendait complice de la persécution dont cette dame était l’objet. Il y avait un autre motif que sa vertu lui dérobait. L’archevêque de Cambrai ne voyait plus les choses du même œil que l’abbé de Fénelon. Ce que le modeste ecclésiastique avait proposé à titre de restrictions discrètes était devenu pour le prince de l’église des dogmes dont il ne pouvait faire le sacrifice à personne. Avant son sacre, il avait souscrit au formulaire ; après son sacre, sa conscience l’empêchait de souscrire au commentaire qu’en avait rédigé Bossuet d’accord avec les deux prélats qui avaient concouru à le dresser. Le fond n’avait pas changé, l’abbé de Fénelon n’était pas moins déclaré pour le pur amour que l’archevêque de Cambrai : c’était la même opiniâtreté dans l’attachement au sens propre ; mais tant qu’il avait eu à ménager sa fortune à venir, involontairement plutôt que de dessein formé, cette opiniâtreté s’était dissimulée sous d’humbles doutes et sous mille promesses de se détacher de ses idées aux premières raisons qui lui en feraient voir le faux. Arrivé au faîte, toutes ces graces qui la paraient avaient fait place à la sécheresse d’un refus offensant.

De ce refus hautain date cette guerre de deux années entre les deux plus grands prélats de la chrétienté, et cette suite d’écrits dont l’abondance et la force firent l’admiration de ceux mêmes que touchait médiocrement le côté de pure théologie : guerre acharnée, où l’avantage de l’orthodoxie n’est pas le seul qui soit demeuré à Bossuet.


III.

On s’explique à merveille comment on ne put ni par persuasion, ni par menace, arracher à Fénelon un acte ou une parole qui condamnât Mme Guyon. Si l’habit d’archevêque jetait quelque peu de ridicule sur ce dévouement chevaleresque, nul habit n’eût justifié une autre conduite envers une femme de mœurs d’ailleurs irréprochables. Ce qui s’explique moins aisément, c’est que Fénelon se fût laissé prendre aux illusions de cette femme. Je reconnais là celui que Louis XIV appelait « le plus chimérique des beaux esprits de son royaume. » En effet, le chimérique dominait dans cet esprit d’ailleurs si lumineux et si juste. C’est le chimérique qu’il avait tout d’abord cherché dans la religion, en s’y attachant aux auteurs mystiques. Il n’avait pas eu assez de l’abîme des mystères pour exercer sa subtilité ; il lui avait fallu quelque