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aimables de l’auteur de Télémaque : tel est ce livre ; la cause de Fénelon avait gâté son génie[1].

Il n’en est pas de même du livre des États d’Oraison. C’est un historique vif et intéressant de l’origine et des progrès de la doctrine des auteurs mystiques. Bossuet se donne d’ailleurs beaucoup de liberté dans des matières qui ne se recommandaient ni de l’autorité des livres saints, ni de la parole de Jésus-Christ, ni de celle des apôtres, ni des décrets des conciles, et dont la tradition remontait à peine à quatre ou cinq siècles. Il avouait à Fénelon qu’avant ces disputes sur l’oraison passive et le pur amour, il avait négligé les auteurs mystiques dont les livres, disait-il, ne sont bons qu’à demeurer « inconnus dans des coins de bibliothèque avec leur langage exagératif et leurs expressions exorbitantes[2]. »

Gerson en avait parlé dans les mêmes termes deux siècles auparavant, lorsqu’ayant à surveiller les amans de Dieu de son temps, il qualifiait leurs travers d’insanias amantium, imo et amentium, folies d’amans ou plutôt folies de fous. Bossuet, malgré son respect, n’épargne pas même les plus saints, pour peu que leurs expériences ne soient pas conciliables avec la doctrine de l’église. Ni saint François de Sales, ni sainte Thérèse, ni le bienheureux Jean de Lacroix, ne peuvent prévaloir contre les principes et le bon sens. Il faut à Bossuet « des expériences solennelles et authentiques, celles des prophètes, des apôtres et des saints pères qui les ont suivis, et non pas des expériences particulières qu’il est difficile ni d’attribuer ni de contester à personne par des principes certains. » C’est ainsi que, dans cette matière si au-dessus du sens commun, il reste, comme en toute autre, attaché au sens commun, discernant ce que ces subtilités cachaient de réel, et s’arrêtant toujours à la limite de l’intelligible. Le chrétien conduit par un tel guide peut tenter impunément les expériences des parfaits, et le curieux qui cherche la philosophie sous la théologie reconnaît dans les doctrines défendues par Bossuet le cœur et l’esprit de l’homme

  1. Voici ce que disent du style Bossuet et ses deux collaborateurs, l’évêque de Chartres et l’archevêque de Paris, dans une déclaration en latin, adressée au pape Innocent XII : « Aussi, en général, le style du livre est-il tellement entortillé ou embarrassé (tortuosus ac lubricus), qu’à peine en peut-on tirer un sens certain en plusieurs endroits, après s’y être appliqué ; ce qui est la marque d’une doctrine sans principe et sans suite, où l’on ne cherche par tant de correctifs que des faux-fuyans et des détours. »
  2. Instructions sur les états d’oraison.