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religieuse et philosophique. Cette idée de la rédemption pousse le magicien au délire. Comment pourra-t-il racheter l’homme ? Le monde des idées lui est fermé ; il ne lui reste qu’à trouver un secours providentiel dans l’animalité. Fourier s’empare de l’animalité : qu’y trouve-t-il ? la rédemption du travail attrayant. C’est là l’expédient d’un homme de génie aux abois ; mais il faut déterminer, appliquer ce travail, décrire l’attrait, le développer. Les idées sont supprimées ; sans idées, point de passions, point de poésie, point d’attraction véritablement humaine. La pensée détruite, les peuples n’ont plus d’histoire, l’histoire n’a plus de vie, la vie n’a plus de sens, l’attrait du combat s’évanouit comme celui du triomphe. A quoi donc s’appliquera l’attraction de Fourier ? à la culture des melons, des cerises, des fraises, des navets, au jeu bizarre de toutes les facultés, réduites, par l’industrie, à une fougue animale très joyeuse et profondément burlesque.

La magie de Fourier, qui réclame tous les biens matériels, suppose, invoque, appelle aussi tous les prodiges de l’intelligence. Mais où prend-il le génie ? dans l’éclosion des instincts, hors des idées, dans les mystérieuses profondeurs de l’animalité. Et comment veut-il régler l’apparition de tous les grands hommes à venir ? toujours par le nombre. Il voit surgir à chaque génération huit millions de Napoléons, de Watts, de Talmas, tous inventeurs, tous éternellement réformateurs. Quel sera donc le travail de ces hommes ? Maître de la pensée multipliée par une myriade de génies, maître d’une force que rien ne peut évaluer, Fourier, poussé de conséquence en conséquence, se sert de cette même force pour achever son progrès au rebours. Qu’on lise ses fictions harmoniennes, on y verra l’humanité devenue gastronome, le génie de l’humanité livrant de grandes batailles en pâtisseries, et distribuant les délices de la soupe au fromage. Il y a un mariage conclu dans un moment de tendresse où le duc Dagobert ne sait pas résister à Amaryllis, parce qu’elle a très bien raccommodé sa culotte : il lui accorde la main de son fils. L’humanité tombe en enfance. Suivons Fourier au milieu des mystères cosmiques : il a invoqué les forces de la nature, il s’y est livré aveuglément, il en a fait l’apothéose, parce qu’il attend d’elles la rédemption, et une fois à l’œuvre, il s’aperçoit qu’il doit refaire cette même nature qu’auparavant il avait trouvée parfaite. Cette perfection, disait-il, ne souffre qu’un huitième d’exception dans toutes les octaves ; mais partout la dialectique du plaisir le met aux prises avec le mal : il doit en conclure que la terre est dans un état exceptionnel, que l’histoire, que l’expérience, que le monde sont des exceptions, que la nature est une exception de la nature. Étrange hallucination, qui l’oblige à bouleverser cette nature à laquelle il s’était aveuglément confié en repoussant l’art de la civilisation ! Suivons-le encore dans ce travail : il refait la nature, il contremoule le monde, il marche sans sourciller à travers mille transfigurations, et sa conquête se réduit à accoupler la furie des passions et le droit d’insouciance qui élève l’homme au niveau de l’animal libre, la frénésie du plaisir et l'indolorisme absolu. Il se suicide ainsi, pour jouir de la vie. Lorsque nous arrivons enfin aux dernières limites