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l’école. Chrétiens, philanthropes, socialistes, les disciples de Fourier, en renonçant à la cosmogonie harmonienne, ont transporté dans leurs idées politiques et religieuses le désordre intellectuel dont la physique du maître est l’effrayant témoignage. Aux apparitions bizarres, aux rêves bachiques, ont succédé les combinaisons politiques impossibles ; on a les chimères de l’application au lieu de celles de la théorie. C’est toujours la même folie, le théâtre seul a changé ; des régions surnaturelles, le fouriérisme a été transporté au milieu de nos intérêts et de nos passions. Par là même il hâtera son agonie ; il ne côtoiera pas impunément la vie pratique, déjà il s’est heurté à mille écueils, et tôt ou tard il viendra s’y briser.

Ainsi, un homme extraordinaire, unique, mal compris, a été la première victime de sa folie : il avait conçu un monde imaginaire, le rendez-vous de tous les rêves ; mais ses livres magnétisèrent sans instruire, et le charme seul put survivre au magicien. De Fourier aux disciples, il y eut toujours un abîme, l’équivoque du socialisme ; des premiers disciples aux disciples d’aujourd’hui, il y a un nouvel abîme créé par une politique tout-à-fait en dehors de la doctrine. L’initiation extérieure détruit le système, les livres orthodoxes ne sont que des compilations ou des hors-d’œuvre, l’école tout entière flotté entre la banalité et l’absurde, et la contradiction est si vaste, si multiple dans ses formes, que chez tout phalanstérien l’homme est infiniment supérieur au disciple. Cette considération unique m’a décidé à parler. Il est pénible de voir tant d’efforts prodigués dans une œuvre impossible et le dévouement mis au service de cette duperie gigantesque du phalanstère ; puisque les fouriéristes semblent toucher à l’heure du réveil, ils doivent se résoudre à entendre avec calme de franches félicitations sur leur conversion prochaine, qui sera hâtée par l’anarchie même de l’école. Que les phalanstériens attaquent les abus, les vices de la société, l’égoïsme des conservateurs, rien de plus utile. Que les disciples du magicien s’occupent du sort des ouvriers, de l’organisation du travail, des réformes administratives, rien de plus juste : de là au phalanstère, il y a la distance de la terre au ciel, du possible à l’impossible. Le tort des ultra-révolutionnaires de toutes les nuances depuis 1830 a été d’attaquer la révolution avec les armes de leur fantaisie, de chercher à surprendre la société et à se surprendre eux-mêmes par des intrigues métaphysiques, de torturer la science pour lui demander une rédemption au lieu d’un progrès, d’appliquer, en un mot, une force d’esprit considérable au développement d’erreurs monstrueuses. Quel a été le résultat ? On a compromis pour long-temps la cause du progrès raisonnable ; on a gaspillé des forces précieuses ; on a entravé le mouvement des idées plus que ne l’ont fait les partis rétrogrades. Au moyen-âge, les alchimistes se ruinaient en rêvant la richesse ; aujourd’hui les utopistes n’arrivent qu’au ridicule en cherchant le bruit, ils reviennent au passé en cherchant l’avenir.


FERRARI.