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ces deux facultés ! Sans doute, dans leur développement, elles diffèrent d’une manière manifeste. Quand la raison devient le raisonnement, on distingue aisément sa pesante allure de l’élan du sentiment ; mais la raison spontanée se confond presque avec le sentiment : même rapidité, même obscurité. Ajoutez qu’elles poursuivent le même objet et qu’elles marchent presque toujours ensemble. Il n’est donc pas étonnant qu’on les ait confondues.

Une saine philosophie les distingue sans les séparer. L’analyse démontre que la raison précède et que le sentiment suit. Comment aimer ce qu’on ignore ? Pour jouir de la vérité, ne faut-il pas la connaître ? Pour s’émouvoir à certaines idées, ne faut-il pas les avoir eues en un degré quelconque ? Absorber la raison dans le sentiment, c’est étouffer la cause dans l’effet. Quand on parle de la lumière du cœur, on désigne sans le savoir cette lumière de la raison spontanée qui nous découvre la vérité d’une intuition pure et immédiate, tout opposée aux procédés lents et laborieux de la raison réfléchie et du raisonnement.

Le sentiment par lui-même est une source d’émotion, non de connaissance. La seule faculté de connaître, c’est la raison. Au fond, si le sentiment est différent de la sensation, il tient cependant de toutes parts à la sensibilité générale, et il est variable comme elle ; il a comme elle ses intermittences, ses vivacités et ses langueurs, son exaltation et ses défaillances. On ne peut donc ériger les inspirations du sentiment, essentiellement mobiles et individuelles, en une règle universelle et absolue[1]. Il n’en est pas ainsi de la raison ; elle est constam-

  1. Ne nous lassons pas de citer M. Royer-Collard. Il a marqué l’infériorité du sentiment vis-à-vis de la raison en une page vive et forte, à laquelle nous emprunterons quelques traits. (Œuvres de Reid, t. III, p. 410-411.) « La perception des qualités morales des actions humaines est accompagnée d’une émotion de l’ame que nous appelons sentiment. Le sentiment est un secours de la nature qui nous invite au bien par l’attrait des plus nobles jouissances dont l’homme soit capable, et qui nous détourne du mal par le mépris, l’aversion, l’horreur qu’il nous inspire. C’est un fait qu’à la contemplation d’une belle action ou d’un noble caractère, en même temps que nous percevons ces qualités de l’action et du caractère, perception qui est un jugement, nous éprouvons pour la personne un amour mêlé de respect, et quelquefois une admiration pleine d’attendrissement. Une mauvaise action, un caractère lâche et perfide, excitent une perception et un sentiment contraires. L’approbation intérieure de la conscience et le remords sont les sentimens attachés à la perception des qualités morales de nos propres actions… Je n’affaiblis point la part du sentiment ; cependant il n’est pas plus vrai que la morale soit toute dans le sentiment, qu’il n’est vrai que la perception soit dans la sensation ;