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M. Magnin nous déciderait comme lui. La religieuse, qui a besoin de ressusciter une de ses héroïnes, fait paraître Dieu invisible ; la forme visible qu’elle choisit est celle « d’un très beau jeune homme. » Deux interlocuteurs sont en scène, Jean et Andronic ; au moment où Dieu apparaît, Jean s’écrie : Expavete A qui parle-t-il ? A Andronic ? mais pourquoi cette forme et ce pluriel ? M. Magnin pense que ces mots sont une allocution directe aux spectateurs, vers lesquels le personnage se retourne pour les avertir, en leur criant : « Tremblez ! » L’explication est fort vraisemblable. On ne comprendrait guère que la religieuse employât ici et ne reproduisît nulle part ailleurs dans ses œuvres la forme de basse latinité vous pour tu, la seconde personne du pluriel au lieu de celle du singulier. Certaines dictions singulières et barbares se présentent dans son style, par exemple si au lieu de num, dans le sens interrogatif ; mais ces formes même sont chez elle systématiques, elles font corps avec la latinité qui lui est particulière, et dont elle ne s’écarte jamais.

Que Hrosvita ait choisi l’église ou la salle capitulaire pour y faire jouer ses pièces, que même elle ne les ait pas destinées à la représentation, peu importe ; le recueil de ces drames nus et ingénus, graves et touchans, n’en a pas moins d’importance pour l’histoire de la civilisation moderne dans la communauté chrétienne du moyen-âge. Ils attestent l’effort du génie teutonique, aidé au Xe siècle par la culture latine qui se développait au sein des monastères allemands, et que n’ont pas signalé nos bénédictins, enfermés par devoir dans la seule histoire littéraire de la France. Ce fut une ère de civilisation passagère et curieuse, dont il reste peu de traces, et pendant laquelle le génie allemand céda le pas au latin et au grec, favorisés des souverains et enseignés par le clergé aux classes supérieures de la Germanie. Le Chant de guerre contre les Normands, publié par Fischer[1], appartient encore à l’ancienne poésie allemande à demi étouffée ; mais le Ruodlieb, poème latin à rimes intérieures ou léonines d’un moine de Tegernsee, et le poème latin non rimé de Gautier d’Aquitaine, se rapportent (ainsi que la paraphrase d’Otfried, la vie de Meinwerc et plusieurs légendes et biographies en prose cadencée) au mouvement littéraire qui prépara et suivit l’apparition de Hrosvita, « la onzième muse, la Sapho allemande, » comme l’appelle Pirkheimer ou Birkhammer.

Pour sentir le mérite de la religieuse, pour apprécier la délicatesse

  1. Leipzig, 1750.