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intelligible, et termine en gémissant sur la difficulté de philosopher par lettres. Sans aucune pitié, mais non sans une parfaite politesse, l’obstiné géomètre de Béziers prend le parti d’attaquer de front la distinction que lui oppose son adversaire, et de lui prouver nettement que sa théorie de l’étendue est identique à celle de Spinoza ou n’a aucun sens. Malebranche finit alors par se piquer au jeu et par entrer sérieusement dans la question ; mais on pense bien qu’il ne satisfait pas Mairan, qui, répliquant avec une inflexible fermeté et le plus rare talent de dialectique, réduit toujours son adversaire à cette dure alternative, de se contredire ou de donner en plein dans le spinozisme.

On peut aujourd’hui le dire sans détour, Mairan a raison. Si l’essence des corps, c’est l’étendue, si l’étendue est quelque chose en soi d’effectif et de positif, comment ne pas la concevoir sans bornes, comment ne pas y voir un attribut nécessaire de la substance infinie, comment enfin ne pas unir jusqu’à les confondre la nature et Dieu ? Malebranche a beau raffiner et distinguer subtilement entre l’idée de l’étendue qui est infinie et l’étendue réelle qui a des bornes, il est clair que, par-là même que l’idée de l’étendue est infinie, son objet doit être infini ; et dès-lors l’étendue, en tant qu’infinie, ne pouvant être qu’en Dieu, il s’ensuit en définitive qu’elle est le fonds commun de toutes les étendues limitées et locales, ce qui est la pure doctrine de Spinoza. Ici, Mairan triomphe, et le vrai coupable, ce n’est pas Malebranche, c’est Descartes ; Descartes, dis-je, qui, infidèle à la méthode psychologique, guide heureux et sûr de ses premiers pas, a prétendu déterminer l’essence des corps d’une manière abstraite, sans égard aux données de la conscience ; Descartes qui n’a rien voulu voir dans le monde extérieur de réel et de substantiel que l’étendue avec ses modes, détruisant ainsi l’activité de la nature et préparant le principe fatal de la passivité universelle des substances ; Descartes qui avait aperçu lui-même et hardiment accepté un des principes fondamentaux du spinozisme, quand il déclarait expressément, en vertu de l’absurdité du vide et de l’extension indéfinie de la matière, qu’un seul monde est possible à Dieu (Principes, 2e partie, § 16, 21 et 22). Ce n’est donc pas en vain que Leibnitz, pour réformer le cartésianisme, s’attacha d’abord à rétablir l’activité de la nature en opposant à la théorie de l’étendue passive et indéfinie la doctrine des forces, base future de la monadologie tout entière. C’était couper le mal à sa racine, et il faut voir, dans la curieuse correspondance que M. Cousin nous a découverte, les vains efforts que fait Malebranche pour défendre sur ce point la théorie de son maître et la sienne.

Est-ce à dire que le spinozisme ne soit, comme on s’est tant plu à le répéter, qu’un cartésianisme conséquent ? est-ce à dire qu’on ne puisse donner son esprit et son cœur à la noble philosophie des Méditations sans se condamner à toutes les impiétés du panthéisme. Nous ne le pensons pas. Certes, Mairan a raison de ne pas voir de paralogisme dans tel ou tel théorème de l'Éthique, et Malebranche ni personne ne pouvait lui en montrer. C’est que