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tingue de la sensation agréable à ce signe manifeste que cette émotion suit le jugement du beau, et que la sensation le précède[1].

En second lieu, qu’est-ce que le désir ? Un mouvement de l’ame qui a pour fin, avouée ou secrète, la possession de son objet. Mais le sentiment du beau ne se rapporte pas à la possession. L’admiration est de sa nature respectueuse, tandis que le désir tend à profaner son objet.

Le désir est fils du besoin. Il suppose donc en celui qui l’éprouve un manque, un défaut, et jusqu’à un certain point une souffrance. Le sentiment du beau est sa propre satisfaction à lui-même.

Le désir est enflammé, impétueux, douloureux. Le sentiment du beau, libre de tout désir et en même temps de toute crainte, élève et échauffe l’ame, et peut la transporter jusqu’à l’enthousiasme sans lui faire connaître les troubles de la passion. L’artiste n’aperçoit que le beau là où l’homme sensuel ne voit que l’attrayant ou l’effrayant. Sur un vaisseau battu par la tempête, quand les passagers tremblent à la vue des flots menaçans et au bruit de la foudre qui gronde sur leur tête, l’artiste demeure absorbé dans la contemplation de ce sublime spectacle. Vernet se fait attacher à un mât pour contempler plus long-temps l’orage dans sa beauté majestueuse et terrible. Dès qu’il connaît la peur, dès qu’il partage l’émotion commune, l’artiste s’évanouit, il ne reste plus que l’homme.

Le sentiment du beau est si peu le désir que l’un et l’autre s’excluent.

Laissez-moi prendre un exemple vulgaire. Devant une table chargée de mets et de vins délicieux, le désir de la jouissance s’éveille, mais non pas le sentiment du beau. Je suppose qu’au lieu de songer au plaisir que me promettent toutes les choses étalées sous mes yeux, j’envisage seulement la manière dont elles sont arrangées et disposées sur la table et l’ordonnance du festin : le sentiment du beau pourra naître en quelque degré ; mais, assurément, ce ne sera ni le besoin ni le désir de m’approprier cette symétrie, cette ordonnance.

Le propre de la beauté n’est pas d’irriter et d’enflammer le désir, mais de l’épurer et de l’ennoblir. Plus une femme est belle, non pas de cette beauté commune et grossière que Rubens anime en vain de son ardent coloris, mais de cette beauté idéale que l’antiquité et l’école romaine et florentine ont seules connue, plus, à l’aspect de cette noble créature, le désir est tempéré par un sentiment exquis et délicat, quelquefois même remplacé par un culte désintéressé. Si

  1. Voyez dans la Revue des deux Mondes, 1er août 1845, l’article Du Mysticisme, où se trouve exposée la différence du sentiment et de la sensation.