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près tout le village, remplissait l’église en chantant les litanies d’usage. Le curé, un vieux prêtre septuagénaire qui jamais, je le gage, n’était sorti de son Alpuxarra, administra l’eau de la rédemption avec l’indifférence d’une longue habitude ; son air semblait dire : Combien n’en ai-je pas baptisés, puis enterrés ! — Pour moi, je ne pouvais me défendre de réfléchir aux bizarreries du hasard qui m’avait conduit si loin de ma patrie, si loin de ma propre famille, au sein de cette famille étrangère ; puis mes regards distraits se portèrent du troupeau sur l’église, qui n’était pas trop mal pour une église de montagne. Le plafond était de bois sculpté et doré dans le style moresque. Était-ce une ancienne mosquée ? La pauvreté du pays autorise à croire que plus d’une fois on aura changé le dieu sans changer le temple. Cordoue même n’a-t-elle pas érigé en cathédrale la fameuse mosquée du calife Abdérame ?

De nouveaux souvenirs de Mahomet m’attendaient à la sortie de l’église l’usage, aux baptêmes, est de jeter aux enfans du village des quartos, c’est-à-dire des sous. Vous voyez d’ici la mêlée : on se rue, on se pousse, on se bat, sans compter les gros mots. Or un de ces gros mots fut naturellement more, qui revint bien vingt fois dans l’espace d’un quart d’heure. Telle est la persistance des haines religieuses sur cette terre immobile et fanatique, qu’aujourd’hui encore il n’y a pas de plus grave injure que celle-là dans le dictionnaire picaresque des vieux chrétiens de la vieille Espagne.

Un sentier frais et ombragé de chênes nous conduisit d’Almocita an village de Beyrès, dont le curé, don Antonio Navarra, oncle de l’enfant baptisé le matin, nous offrit un excellent déjeuner, excellent du moins pour l’Espagne, où l’on mange partout si mal et où l’huile rance empoisonne tous les mets. Notre honnête ecclésiastique avait pour occupation favorite de dresser des perdrix à la chasse, et le déjeuner s’en ressentit, car avec les fruits du presbytère le gibier en fit tous les frais. Beyrès a des mines de fer et d’asphalte. En ce moment, le factieux Arraès battait les environs, et poussait souvent ses reconnaissances jusque dans les maisons du village. Nous devions donc plus que jamais nous attendre à le rencontrer ; mais d’après tout ce que nous racontait de lui notre amphitryon, prévenu peut-être en sa faveur et pour cause, cette perspective n’avait rien de trop alarmant. Arraès était un factieux, c’est vrai, mais enfin ce n’était pas un voleur, et s’il lui arrivait quelquefois de lever sur les passans, au nom de sa majesté don Carlos, des contributions plus ou moins directes, c’était toujours avec des formes et quand il ne pouvait faire autrement. L’état de guerre a ses nécessités. Nous poursuivîmes donc notre voyage sans trop d’inquiétude, quoique nous fussions alors réduits à nos propres ressources, sans autre escorte qu’un mozo de quinze ans qui courait devant les chevaux et plus vite qu’eux. Aussi bien qu’auraient pu faire contre une bande organisée nos piétons d’Almérie et même mes deux carabiniers de la Real Hacienda ?

Nous étions en pleine Sierra-Nevada, et nous montions toujours par des sentiers fort raides et fort raboteux. Ces chemins ne devaient pas être meilleurs au temps des Morisques, et la guerre n’en était que plus difficile. Ayant