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énergiques. Les deux personnes qui lui plaisaient le plus étaient son cousin lord Camelford et son oncle Pitt. L’admiration soutenue que lui inspira le premier des deux peut laisser soupçonner chez elle l’existence, ou du moins le premier éclair d’un de ces sentimens tendres qui n’apparaissent nulle part dans la vie de cette femme. « Quiconque osera s’attaquer à moi, disait-elle, me trouvera cousine de lord Camelford. C’était un vrai Pitt, celui-là ! » En effet, il était impérieux, entêté, courageux, bienfaisant, bizarre. Esther rappelait avec orgueil l’effet qu’ils produisaient l’un et l’autre quand ce couple extraordinaire, tous deux d’une taille gigantesque, entrait dans un salon. « Les femmes n’avaient pas assez d’yeux pour lui, les hommes avaient peur et se sauvaient. Grand, musculeux, la figure pâle et sévère, un peu penchée sur l’épaule, ce fut lui qui, s’apercevant que l’équipage de son vaisseau murmurait, pressentit la révolte, et, sans l’attendre, brisa le crâne de son lieutenant d’un coup de pistolet. On le blâma d’abord ; bientôt presque tous les équipages se mutinèrent, et l’on reconnut que seul il avait bien jugé la situation. Un de ses plaisirs les plus vifs était d’endosser la casaque du matelot et de courir les tavernes de la Cité. Apercevait-il un pauvre homme dont la figure lui parût honnête, il liait conversation avec lui et l’engageait à lui conter ses peines. « Faites-moi votre histoire, lui disait-il, je vous dirai la mienne. » Il avait trop de tact pour se laisser tromper, et si l’homme lui plaisait, il lui glissait dans la main cinquante ou cent guinées, en lui disant d’un ton sévère : « N’en parlez pas, au moins, ou je vous retrouverais et vous me le paieriez d’une façon qui serait loin de vous convenir. » D’ailleurs il avait tant d’ennemis avec ses singularités, et s’attirait par sa bravoure et son audace tant de mauvaises affaires, que mon oncle, qui l’aimait et l’estimait, le tenait à distance et ne fit jamais rien pour lui. »

Elle eut envie de l’épouser, ce qui eût changé le cours de sa vie.

Les Chatham s’y opposèrent ; Camelford avait sacrifié cinquante mille livres sterling pour assurer et donner à sa sœur une terre dont lord Chatham espérait hériter. Quant à la jeune Esther, sa guerre contre les governesses continuait ; en vain essayait-on de lui faire étudier l’histoire, qui, disait-elle, « était une farce misérable. — Voyez un peu, ajoutait-elle à l’appui de l’assertion, comme on écrit celle qui se fait aujourd’hui. » Elle ne voulait pas entendre parler de corset, et se révoltait hautement contre ceux qui prétendaient emprisonner dans un soulier de satin ce petit pied cambré « sous l’arche duquel une souris eût trotté, dit-elle, » et dont elle était si orgueilleuse.