Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/915

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les cartes ; ce que l’observation du philosophe ne peut que deviner ou pressentir, un chef politique le manipule et le remue incessamment. Le marasme et le suicide de Castlereagh, la mort prématurée de Pitt, les derniers jours de Canning, en disent assez là-dessus. Esther Stanhope, à vingt-trois ans, apprit tout ce que la vie de l’homme d’état apprend, à ce qu’on dit : infidélités, ingratitudes, trahisons, achats, ventes, conversions, retours, simulations, pactes secrets ; ce que peut peser un patriote, et ce que peut valoir un homme de cour. Elle fit des colonels, défit des secrétaires d’état, rallia des partisans et contresigna plus d’une pension et d’une ordonnance à la place et sous les yeux de son oncle, qui riait en la regardant. Elle étudia sérieusement cette matière du faux ; « pour bien imiter une signature, dit-elle, on ne doit pas tracer lentement les lettres, ce qui fait trembler la main ; on doit aller vite et hardiment. » Elle se faisait des principes sur toutes choses, et voulait aller au fond de tout.

Placée comme elle l’était, ce fut de sa part une guerre à mort contre les vertus de convention, la moralité d’emprunt et les faussetés de tous les ordres. « Plus un homme est bien élevé, disait-elle, moins il prend ombrage de certaines anecdotes et de certains mots. L’Angleterre en est venue à cet égard à un point d’hypocrisie indécente. Aussi, quoi que l’on dise de moi à Londres, je ne m’en soucie pas plus que de cela. Que m’importent ces esprits tortus et ces ames rabougries ? Ils diront ce qu’il leur plaira. Toutes ces coutumes factices dont on fait d’inviolables nécessités, je les exècre. Ils peuvent murmurer et bourdonner autour de moi autant qu’ils voudront ; ce sont des moucherons sur la queue d’un cheval d’artillerie. Vient la grande explosion : boum ! et tout est dissipé. Quand je vois ces femmes si pâles, si faibles, si gourmandes, qui se bourrent de petits gâteaux, et ne peuvent point faire un pas sans s’appuyer sur le bras d’un homme, ni descendre de voiture sans une main qui les soutienne, j’en ai pitié. Pour moi, quand on m’offrait de tels services, j’avais coutume de dire à ces messieurs : « J’ai des jambes qui sont à moi, grace à Dieu ! laissez-les faire. » On s’est imaginé par exemple dans certains salons que l’ennui était la plus belle chose du monde. Plus on était fade et stupide et froid, plus on avait de succès : c’était le bon ton. Le roi de ce bon ton-là était un monsieur Polhill, qui avait toujours l’air stupide et bourru, exactement comme vous, docteur (elle s’adressait à son médecin). Il trouvait un bal magnifique lorsqu’on n’y apercevait que des têtes pressées les unes contre les autres, comme des goulots de bouteille qui sortent d’un panier. »