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des paroles qu’il écoutait la bouche béante pendant des heures entières, et qu’il écrivait ensuite. Il se sentait tour à tour étonné, émerveillé, scandalisé et stupéfié de ces longues séances, après lesquelles il cherchait naïvement s’il pouvait se regarder comme sûr de son identité parfaite. Elle lui avait parlé d’astrologie, de chiromancie, de jumens sacrées, de Pitt, de Chatham, des étoiles, de serpens à tête humaine et de la pierre philosophale ; elle l’avait appelé idiot, bonhomme, tête de bois et bûche. Elle l’avait caressé, flatté, mystifié, insulté, prêché, consolé, confessé, complimenté et régalé, si bien qu’il ne savait plus du tout où il en était. Après cet exercice de sa patience, il lui fallait redescendre les sentiers glissans et tortueux qui, circulant à travers les ravines, le conduisaient à son domicile, car la reine voulait habiter seule le sommet de Djîhoun.

Le couvent de Mar-Elias, qu’elle lui concéda pour quelque temps, aurait offert à lady Stanhope un domicile plus sain, plus convenable, plus facile à approvisionner. Elle préféra Djîhoun, cette montagne solitaire, retraite plus sauvage, où elle se sentait isolée et reine. Là, seule maîtresse de ses actes, loin des villes importantes, elle échappait à tout contrôle et pouvait découvrir de son nid d’aigle quiconque prétendait en approcher. On n’arrivait à Djîhoun que par des sentiers impraticables dans les mauvais temps, à peine accessibles dans les beaux jours. La panthère et le chacal bondissaient de roche en roche, et les plus hardis y regardaient à deux fois avant de se hasarder sur les rebords de ces précipices. Comme les gens de lady Esther, alléchés par ses munificences, exténués par sa tyrannie, étaient sans cesse tentés de la quitter, ce moyen de les garder près d’elle lui semblait excellent. Malgré cette précaution, toute la partie féminine de sa domesticité émigra en masse pendant une nuit, préférant les dangers de la route à la servitude qu’on lui imposait.

A Djîhoun, elle prit toutes les habitudes orientales et renonça définitivement aux souvenirs européens. Personne n’eût reconnu la nièce de Pitt sous le turban de laine, d’un blanc jaunâtre, s’enroulant pardessus le fez ou tarbouch rouge ; entre le fez et le turban, elle passait le keffaïah, mouchoir de soie jaune et rouge, de nuances pâles, noué sous le menton. Elle était couverte tout entière du machlah, long manteau de mérinos blanc à draperies amples et rattaché sur la poitrine par des brandebourgs de soie blanche. Le djoubé, robe écarlate, apparaissait sous le manteau quand elle l’ouvrait par-devant, et sous cette robe se trouvait placé le quonbaz, tunique jaunâtre retenue par une écharpe autour de la ceinture ; un pantalon écarlate très large,