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avec des demi-bottes jaunes ou mest et des babouches jaunes par-dessus, complétait ce costume singulier, qui n’appartenait en réalité ni à l’Europe ni à l’Asie, ne pouvait offenser ni la dignité d’un sexe ni la pudeur de l’autre, et la faisait « ressembler, dit le docteur, quand elle était assise dans un coin obscur de son divan, à une figure fantastique du Guerchin. » Tout cela n’était rien et ne formait que la portion matérielle et la mise en scène de son rôle. Il fallait encore se faire estimer et craindre. Elle n’avait droit qu’aux égards de l’hospitalité ordinaire, et, à son arrivée en Orient, elle ne trouva en effet chez les principaux habitans que le degré de considération dû à son titre d’Européenne, alliée aux grandes familles de son pays. Ce premier prestige n’aurait pas tardé à s’effacer, si elle n’avait su le maintenir et l’accroître par une intime connaissance des mœurs orientales, et des ruses sans nombre jointes à une hardiesse peu commune.

Bientôt son opinion eut de l’autorité, et son alliance acquit de la valeur. Les populations redoutèrent cette femme qui n’avait ni armées ni finances, et les pachas comptèrent avec elle, comme autrefois les pairs d’Angleterre et les membres du cabinet de Pitt. Inaccessible aux présens et aux séductions pécuniaires qui vinrent fréquemment la solliciter, prodigue de son or pour les malheureux et les proscrits, audacieuse jusqu’à la témérité dans ses paroles et dans ses actes, il est curieux d’étudier par quels moyens elle accomplit cette œuvre singulière d’une domination sans base et soutenue par son seul caractère. D’abord elle répandit de toutes parts le bruit de ses doctrines théurgiques, de sa communion avec les esprits invisibles, et de son pouvoir sur les forces surnaturelles ; ensuite elle jeta dans les esprits la conviction qu’elle était inexorable dans ses vengeances et intarissable dans ses dons. A la souveraineté de l’opinion qu’elle avait conquise, si elle eût joint des ressources d’argent, elle aurait régné sur le Liban, et son rêve était réalisé.

Elle commença par abjurer les apparences philanthropiques de l’Europe et fit planter devant sa porte deux énormes pieux très pointus, destinés à empaler ses ennemis. Puis elle rendit des services réels à l’homme le plus redoutable et le plus redouté du pays, Abdallah-Pacha, à qui elle fit prêter de l’argent par un banquier d’Europe. Enfin elle comprit qu’elle ne serait pas respectable sans un bourreau, et elle s’en procura un tout-à-fait dans les goûts de l’Orient, ou plutôt elle l’emprunta à celui qui se connaissait le mieux en ces matières, à l’émir Béchir. Ce bourreau était un homme de très grande taille, au nez crochu, impassible, à l’œil fixe et profond comme un vautour, au front