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l’égoïsme à deux ! Quelle inconséquence ! à moins que le beau idéal du socialisme ne soit de vivre dans la solitude, sous des saules, au murmure d’un clair ruisseau ; à moins que les vastes progrès qu’on nous annonce pour l’avenir ne consistent à faire d’un homme jeune, intelligent et instruit, un garçon de moulin, et d’une femme de grande naissance et d’excellent cœur, une femme qui fait elle-même sa cuisine et son lit ! Si c’est pour obtenir ces merveilleux résultats que les écrivains socialistes veulent agiter le monde, ils feraient aussi bien de le laisser en paix, d’autant plus que leur talent ne gagne pas à ces sortes de prédications ; le Meunier d’Angibault le prouve assez. Le romancier, dans l’intérêt de sa thèse qu’il devait si bien contredire à la fin, ne songe qu’à laisser discourir ses personnages, et il arrive qu’Henri Lémor et Marcelle sont des amans qui s’occupent de tout, excepté de s’aimer. Dans aucun roman de l’auteur, la passion n’a été peinte en traits plus effacés.

Sous ce rapport, Isidora est bien supérieure au Meunier d’Angibault. C’est que Mme Sand, après avoir commencé son livre avec des préoccupations socialistes, a bientôt perdu de vue son point de départ, et s’est laissé entraîner par le courant de la passion. Elle a eu alors des inspirations éloquentes, et a écrit de belles pages. Ce n’est pas que ses personnages soient neufs ; les héros du socialisme de Mme Sand n’existent qu’à un petit nombre d’exemplaires. Jacques Laurent, qui joue le principal rôle dans Isidora, n’est pas autre qu’Henri Lémor en redingote. Prolétaires tous les deux, ils ont les mêmes sentimens, les mêmes idées, le même langage, et ils sont tous les deux amoureux d’une grande dame. La ressemblance peut-elle être plus frappante ? Les deux hommes, dans les deux romans, ne se ressemblent pas plus cependant et ne se copient pas mieux que les deux femmes. Alice, la bien-aimée de Jacques Laurent, ne diffère en rien de Marcelle, la bien-aimée d’Henri Lémor. Même ici, il n’y a que le changement de nom. Le cœur et la tête, comme la position sociale, sont parfaitement identiques. Il n’y a pas jusqu’au veuvage qui ne soit très bien imité, et si l’une ne s’appelait Alice, et l’autre Marcelle, et que celle-ci n’eût les cheveux noirs, et celle-là les cheveux blonds, on pourrait les confondre, et leurs amans eux-mêmes pourraient s’y tromper. — Sans risquer de passer pour trop exigeant, on peut affirmer que le romancier est tenu à plus de frais d’invention.

Isidora, qui donne son nom au roman, est l’éternelle courtisane amoureuse ; mais c’est une courtisane avec des aspirations vers l’impossible, et cette soif ardente d’inconnu qui tourmente plus d’une