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se fait-il que Rodin soit un si pauvre Machiavel ? Il remue ciel et terre pour n’arriver à rien, il entasse des milliers de fourberies, dont pas une seule ne vaut le moindre tour de Scapin ; il complote mille scélératesses inutiles. Il faut avouer que, si M. Sue a voulu simuler le combat des bons et des mauvais anges, son Rodin est un triste Lucifer, et son archange Michel n’a pas l’épée flamboyante.

En tout cas, le combat est long, trop long. La haine dont Mme la princesse de Saint-Dizier poursuit sa nièce, absolument comme Mlle de Maran poursuivait Mathilde, et la Chouette Fleur-de-Marie, car M. Sue se répète sans scrupule, n’anime pas la lutte suffisamment. Aussi qu’advient-il ? Au milieu de complications interminables et pendant que le dialogue se traîne, l’ennui déborde. L’ennui ! voilà le grand mot lâché. — Encore, si au prix de la fatigue qui résulte de cette lecture on assistait à cette magnifique organisation du travail annoncée dès la première page, et pour laquelle l’auteur s’armait bravement et semblait faire provision de forces, on aurait une compensation ; on n’en a point. Il n’est question d’organiser le travail que dans la dédicace de M. Sue : le phalanstère ne sort pas de ses fondemens. Pour toutes ces causes et pour beaucoup d’autres, le Juif Errant a échoué. Nous n’abuserons pas de cette chute de l’auteur des Mystères de Paris. Si l’an dernier nous l’avons accompagné dans sa marche triomphale à son petit Capitole en le priant de se souvenir qu’il était homme et en lui disant quelques vérités un peu sévères, nous serions tenté, maintenant qu’il s’avance tristement vers la petite roche Tarpéienne du feuilleton, de lui rappeler, pour lui donner du courage, qu’après tout il est homme d’esprit et de talent, et qu’il pourrait se relever de son échec en se retirant à propos dans l’art pur et le travail sérieux, et en se guérissant de la maladie du roman en dix volumes.

Il n’y a qu’un homme qui pourrait se jouer dans ces récits sans fin et marcher sans fatigue dans ces inextricables labyrinthes tant à la mode : on a nommé M. Alexandre Dumas. Quel dommage que ce facile conteur, faisant un prodigieux abus de sa fertilité et mettant à contribution la fertilité d’autrui, produise tant et tant de livres qu’on ne sait plus auquel entendre, et qu’il est impossible de distinguer ce qui lui revient en propre dans celui-ci ou dans celui-là ! Et croyez-vous qu’il se borne à publier plus de quarante volumes de romans par année ? Il écrit encore de l’histoire ; il est vrai que ce n’est pas à la façon de Tacite, et que sa Clio, au lieu d’être une muse, est la première venue. Qui sait les titres de tous les livres que M. Dumas a signés ? Les connaît-il lui-même ? S’il ne tient pas un registre en partie