Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/1086

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1080
REVUE DES DEUX MONDES.

des beautés incontestables et des situations pathétiques très habilement ménagées, trop habilement ménagées même. En effet, dans cette pièce, les précautions, les préparations, abondent et affaiblissent beaucoup trop les deux ressorts par qui se produisent, au théâtre, les plus vives émotions, l’attente et l’imprévu. Oh ! plût à Dieu qu’il ne manquât à la tragédie d'Oreste que la couleur locale et les sentimens antiques ! Mlle Rachel y suppléerait. Il est impossible d’être plus simple, plus noble, plus véritablement citoyenne de Mycène et d’Argos ; il est impossible de conserver plus de dignité dans l’affliction, plus de décence dans la colère, plus de fierté dans la soumission ; il est impossible d’être plus désespérée et plus pathétique quand elle inonde de pleurs l’urne de son père, plus belle de joie quand elle retrouve ce frère et le presse dans ses bras. On conçoit que, malgré les nombreuses imperfections de la pièce, Mlle Rachel ait tenu à prendre possession de ce beau rôle d’Électre et à lutter contre les souvenirs d’art et d’énergie suprêmes qu’y a laissés Mlle Clairon.

Celle-ci, artiste d’un sens profond, a consigné dans ses Mémoires, sous forme de conseils, de justes et très fines observations sur ce rôle difficile. « Électre, dit-elle, a plus de trente ans ; il y en a quinze que le malheur et la douleur l’accablent. Je veux lire sur votre visage la profondeur des maux qui durent depuis long temps, je veux reconnaître la trace des larmes qu’ils ont coûtées ; mais n’oubliez point qu’à la longue la source des pleurs se tarit : leur abondance constate le malheur récent, et, par des gradations insensibles, il faut marquer la distance du moment actuel au premier moment. Électre ne doit point verser de pleurs dans les deux premiers actes : ce qu’elle dit indique qu’elle voudrait, qu’elle aurait besoin d’en répandre ; mais ce soulagement calmerait l’impétuosité de son caractère et par conséquent l’affaiblirait. » À ces réflexions d’une haute justesse, Mlle Clairon ajoute une recette toute mécanique pour exciter ou simuler les pleurs, procédé fort douloureux, et dont, pour ma part, je ne conseille l’emploi à personne. Puis elle reprend : « La scène de l’urne exige l’abondance des larmes ; c’est un malheur nouveau, c’est le complément de tous, il force toutes les barrières ; mais tirez-les du fond de votre ame, et que, sans cris, sans efforts, elles soient le plus déchirantes possibles. » Enfin elle termine cette judicieuse étude par les paroles suivantes : « Ressouvenez-vous surtout que la véritable grandeur a la simplicité pour base ; qu’un grand caractère, de grands projets, demandent l’accord le plus imposant dans la physionomie, les inflexions, la démarche et les mouvemens. » — Si j’ai cité cet excellent conseil, c’est qu’il me semble que Mlle Rachel, depuis le premier jour de ses débuts, en est le glorieux et vivant commentaire.

Puisque Mlle Clairon vient de nous remettre en pensée la scène de l’urne, nous exprimerons ici nos regrets de ce que Voltaire a cru devoir la mutiler et supprimer cette admirable plainte que Sophocle a placée dans la bouche d’Électre, ce chant funèbre, cette nénie immortelle, célèbre dans toute l’antiquité. Il est juste pourtant de dire que Voltaire a plusieurs fois déploré d’a-