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En revanche, si Lucile, comme Renier, est de ceux qui ne savent point employer des heures


À regratter un pot douteux au jugement,


il a deux qualités qui suffisent à constituer un grand écrivain, je veux dire l’inspiration et la verve. On passe volontiers à sa muse ce ton de libre conversation, ces détails anecdotiques, ces comparaisons familières, ces tours proverbiaux, ces façons de dire populaires, car je ne sais quelle empreinte vigoureuse, je ne sais quelle saveur forte et saine suffisent pour donner à ces fragmens un caractère tout à part. La vieille souche romaine se montre là rugueuse, verte, pleine de sève. Il y a chez Lucile d’incontestables allures de génie, et nous pouvons, en toute sûreté, nous laisser séduire, après Quintilien, par « ce franc parler qui lui donne du mordant et beaucoup de sel, libertas, atque inde acerbitas, et abunde salis. »

Il resterait à deviner et à dire dans quels cadres plaisans se jouait la fantaisie du poète, quels étaient les sujets et les plans de ses satires. Les détails malheureusement ne suffisent pas à faire juger de l’ensemble. Quand il s’agit de restituer avec des fragmens une épopée perdue, on est guidé par les évènemens, par l’histoire ; pour un drame, on a du moins le fil conducteur de l’action. Ici rien de pareil ; tout est livré aux caprices irréguliers et maintenant insaisissables de l’écrivain. Comment retrouver tant de données éparses à travers ces trente livres de satires, dont les derniers semblent un essai incorrect de jeunesse ou l’œuvre incomplète d’une main fatiguée ? Je ne me risquerai pas dans cette région peu sûre des hypothèses où se complaît la science par trop reconstructive de certains critiques d’outre-Rhin. Ce qu’on peut seulement avancer avec certitude, c’est que Lucile cherchait à frapper l’imagination des lecteurs par des inventions variées, par la diversité des formes. Il eût dire de sa satire ce que Regnier, à qui je le compare volontiers pour la vigueur et l’inculte du génie, disait de la sienne :


Elle forme son goût de cent ingrédiens.


Ainsi, dialogues, épîtres, récits, petits drames comiques, apologues même, se succédaient et s’entremêlaient tour à tour. Il y avait toute une mise en scène qu’on peut croire habile : ici c’était une burlesque assemblée des dieux de l’Olympe ; là, le récit d’une rixe de cabaret ; plus loin, des aventures de touriste, le tableau d’une querelle de ménage,