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d’une F. C’est de là, m’assura-t-on, que l’on jette à la mer les victimes de la jalousie orientale. A deux ou trois encablures plus loin, le Rhamsès laissa tomber son ancre au milieu du détroit qui sépare Stamboul, la ville turque, du faubourg européen de Galata. Sans se dissiper complètement, le brouillard s’était changé en une brume légère qui voilait les objets sans les dérober à nos regards. Loin de m’indigner, avec mes compagnons, contre ce nuage à demi transparent qui permettait à nos yeux d’entrevoir en laissant à notre esprit le charme extrême de deviner, je pensais, et je pense encore que nous ne pouvions arriver à Constantinople dans un moment plus favorable. Les panoramas les plus magnifiques, — aussi bien que toutes les beautés du monde, — gagnent à être vus à travers un demi-voile qui laisse l’imagination, cette fille des cieux, sa liberté et sa puissance. Par instans d’ailleurs, un rayon de soleil, déchirant le nuage, illuminait devant nous une mosquée avec ses dômes, un palais avec ses arbres fleuris, une élégante fontaine, et ces éclaircies, ces oasis d’or sans cesse renouvelés, nous montraient dans tout le charme des détails ce tableau que, dans un moment magique, nous avions pu contempler dans toute la magnificence de son ensemble. Au silence et au calme qui régnaient le matin sur le pont avaient succédé un mouvement et un vacarme extraordinaires. De tous côtés, les matelots travaillaient, les uns à la manœuvre du mouillage, les autres à hisser de la cale et à ranger par monceaux une quantité de malles et de ballots. Les passagers se ruaient, s’appelaient, s’empressaient ; les Turcs, qu’on empêchait de débarquer, s’agitaient dans le plus singulier désordre, faisant un rempart de leurs corps à leurs femmes effrayées. Autour de nous glissaient deux ou trois cents caïques noirs conduits par des rameurs demi-nus. Malgré la défense formelle, une quantité de marins maltais, de portefaix turcs et de ciceroni italiens, étaient montés à bord ; ils se jetaient sur nous, nous faisaient dans toutes les langues leurs offres de service. Des nuées de pigeons bleus et d’albatros aux ailes blanches voltigeaient autour de nos têtes en poussant des cris plaintifs. Qu’on ajoute à cela la voix retentissante du commandant, la curiosité et l’impatience des voyageurs que trahissaient de bruyantes exclamations, et l’on aura une idée du spectacle qu’offre le pont d’un bateau à vapeur arrivant à Constantinople. Pendant le trajet du navire au quai, je ne savais où fixer mes regards, que mille objets nouveaux attiraient de tous côtés à la fois : ici c’était la Corne d’Or avec ses milliers de navires, les cyprès de Galata, les sept collines couvertes de mosquées de l’ancienne Byzance ; là les