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prochai en gesticulant. Le pâtissier musulman comprit ma pantomime, et découpa dans son gâteau un triangle équilatéral dans lequel je mordis bravement en continuant ma route. Bientôt nous passâmes auprès de la tour de Galata, qui, vue de près, ressemble à un fort beau colombier, et nous arrivâmes à Péra. Après maints détours dans des passages inextricables, nos guides s’arrêtèrent près d’un terrain incliné, dépourvu de maisons, planté de cyprès et entouré d’un mur à hauteur d’appui. Nous étions au petit Champ-des-Morts, devant l’hôtel de Mme Giusepina Vitali, où je m’endormis bientôt d’un profond sommeil.

Je fus réveillé vers dix heures par mes compagnons, qui m’engagèrent à venir voir avec eux les derviches tourneurs. Le cicerone de l’hôtel nous conduisit à un bâtiment circulaire entouré d’un petit jardin où se pressait une foule nombreuse de Grecs, de Turcs et d’Arméniens Arrivés dans le vestibule, il nous engagea à chausser des pantoufles et à confier nos bottes à un industriel qui tenait en ce lieu un dépôt de chaussures, à l’instar des dépôts de cannes et de parapluies établis à l’entrée de nos monumens publics. Cet usage est général en Turquie. Non-seulement on ne peut entrer dans une mosquée avec des souliers qui ont foulé la poussière de la rue, mais il serait tout-à-fait inconvenant de se présenter avec ses bottes dans une maison turque, où l’on arrive toujours sans ôter son chapeau. Cet usage, dont on s’étonne dans le premier moment, est peut-être tout bien réfléchi, plus raisonnable que le nôtre.

Après nous être conformés à ce cérémonial, nous pénétrâmes dans une salle ronde d’assez grande dimension et éclairée par le haut. Au centre de cette pièce était un cirque parqueté, ciré avec le plus grand soin, et entouré d’une balustrade assez semblable à celle sur laquelle s’accoudent, à Paris, les agioteurs de la Bourse. Autour de cette arène réservée aux acteurs étaient assis en grande quantité des spectateurs de tous les âges, de tous les pays, de tous les costumes, exhalant les uns et les autres une forte odeur d’ail. La cérémonie était commencée. Aux sons d’un orchestre barbare composé de petites timbales, de flûtes à bec, avec accompagnement de voix nasillardes, une vingtaine de grands garçons barbus, vêtus de longues manches valsaient fort gravement autour d’un petit vieillard couvert d’une pelisse bleue. Ces hommes portaient sur la tête un épais bonnet de feutre absolument semblable, quant à sa forme, à un pot de fleurs renversé. Leur robe blanche, faite d’une étoffe de laine souple et pesante, était si constamment gonflée par l’air qui s’engouffrait sous ses larges plis,