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on aime son pays. En appréciant, à propos de Smyrne, la décadence déplorable du commerce français dans le Levant, nous avons dit que la France, qui, en 1816, faisait encore exactement la moitié des affaires en Turquie, n’entrait plus, en 1842, que pour moins d’un sixième dans le mouvement général. Ici la proportion est plus triste encore. Voici comment il faut répartir entre les diverses nations européennes les 5,986 navires qui mouillent chaque année à Constantinople :

Grecs........ 2,478
Russes ....... 963
Anglais ....... 828
Sardes ....... 628
Siciliens....... 69
Suédois....... 17
Français....... 16
Toscans....... 15
Belges ....... 9
Américains ..... 3

Ce tableau officiel a été dressé pour l’année 1843. On le voit, la Sardaigne, au temps où nous sommes, fait avec Constantinople 97 p. 100 de plus d’affaires que nous ; les Suédois eux-mêmes nous surpassent déjà, et enfin 16 navires français seulement mouillent chaque année à Constantinople ! Ce chiffre, dans un pays où le commerce est étroitement lié à la politique, en dit plus que tous les commentaires.

C’est dans les longs corridors des bazars que se traitent les affaires commerciales. Une multitude immense, et bien autrement curieuse à observer que les marchandises étalées, s’y presse à toute heure du jour. Constantinople, malgré sa décadence, est toujours le point d’intersection des deux mondes, le centre obligé vers lequel convergent de part et d’autre les relations qui unissent les pays d’Occident aux contrées orientales. À ce rendez-vous général où l’Europe et l’Asie se rapprochent sans se confondre, on peut étudier l’espèce humaine entière dans toute la variété de ses types. Russes, Anglais, Américains, Français, Grecs, Arabes, Persans, se pressent et s’agitent autour du Turc qui fume et qui rêve, immobile au milieu de l’activité générale. C’est une inconcevable mêlée de pelisses de soie et d’uniformes, de burnous blancs et d’habits noirs, et comme une rivière toujours mouvante de turbans verts, de fez rouges et de chapeaux de castor. Des troupes de femmes avec leurs dominos blancs s’avancent lentement au milieu de cette multitude que fait souvent entrouvrir devant lui un pacha à cheval, suivi de ses domestiques trottant à pied derrière lui. Des ânes chargés de ballots sont arrêtés çà et là ; au bout des galeries défilent quelquefois des caravanes de chameaux. On entend les cris perçans des marchands de sorbets, les hurlemens des chiens, et des pigeons roucoulent au-dessus de cette foule bigarrée dont les mille