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béante, tournait vers les spectateurs une face blanche comme celle de Debureau, et je me tenais les côtes de rire à la vue de ce crâne complètement rasé dans son pourtour, et conservant seulement à l’occiput une mèche de cheveux pareille à la queue d’un potiron.

En même temps qu’il est consacré à la prière, le vendredi, en Turquie, est encore, comme le dimanche en Europe, le jour du repos et du plaisir. Dans l’après-midi, la plupart des habitans de Constantinople quittent la ville pour aller respirer un air plus pur dans les campagnes environnantes. Les familles pauvres, qui n’ont à leur disposition aucun moyen de transport, bornent leur promenade aux abords de la ville ; elles s’arrêtent ordinairement dans un de ces cimetières couverts de forêts de lugubres cyprès qui enserrent les murs encore si imposans de l’ancienne Byzance. À l’ombre de ces bois sacrés, au milieu de ces champs des morts hérissés à perte de vue de pierres tumulaires, les Turcs, assis par groupes, passent le jour à fumer silencieusement, suivant du regard la fumée de leur chibouck, caressant de la pensée quelque vague rêverie. Leurs femmes, le visage découvert, prennent place autour d’eux. Des marchands de gâteaux et de fruits leur vendent un goûter frugal. Parfois devant ces cercles s’arrête un musicien ambulant qui chante sur un rhythme monotone une triste complainte. De loin en loin, dans l’ombre, on voit passer sous les cyprès, comme de blancs fantômes, des femmes turques qui vont cherchant au milieu de tous ces tombeaux semblables le dernier asile d’un être qu’elles ont aimé. Ainsi se passe pour beaucoup de Turcs la journée du vendredi. Au coucher du soleil, ils regagnent paisiblement leurs demeures sans songer à de plus joyeux divertissemens. Un silence effrayant règne, après leur départ, dans ces champs de la mort d’où s’exhalent la nuit des émanations fétides et pestilentielles[1].

  1. Les exhalaisons des cimetières turcs, souvent intolérables pendant la nuit, doivent être comptées parmi les causes principales de la peste. Aucune ordonnance de police n’étant intervenue pour régler les inhumations, l’ancien usage est toujours suivi. Dès qu’un homme a rendu le dernier soupir, on le porte au cimetière. Quelques pouces de terre recouvrent à peine le cadavre, sur lequel on appuie, pour tout cercueil, deux planches qui laissent entre la poussière et le trépassé un intervalle, « afin, disent les Turcs, que l’ange de la mort puisse s’y asseoir pour s’entretenir avec lui. » Grace à cet usage, il arrive assez fréquemment que des moribonds, endormis d’un sommeil léthargique et prématurément enterrés, forcent leur sépulcre. Un cicérone de Constantinople m’a assuré que, dans un temps de peste, un forgeron, enseveli le matin, était revenu chez lui dans la journée, enveloppé dans son suaire. Comme c’était un homme très taciturne, au grand effroi des assistans, il s’était dirigé vers son enclume, et, sans rien dire à personne, avait repris tranquillement, après sa résurrection, un travail que sa maladie avait interrompu la veille.