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en efforts impuissans pour gagner un port ; en dépit du talent le plus industrieux, on se trouve à bout de voies et de moyens, on n’inspire plus qu’une curiosité très voisine de la compassion, et il arrive qu’on est à la fois en possession de la vogue et des dédains du lecteur.

Mais c’est l’histoire, et non pas le roman, qui doit nous occuper ici. La littérature historique n’est pas aujourd’hui sans courir d’assez sérieux dangers. Il semble qu’on se propose de traiter l’histoire comme on a fait du drame et du roman. Nous n’entendons point parler des compilations innombrables dont on nous encombre chaque jour : de tout temps, il y a eu des compilateurs, mais de tout temps aussi ceux qui aiment vraiment l’histoire les ont complètement ignorés. Les dangers que nous dénonçons viennent de plus haut, car ils ont pour cause les erreurs du talent et de l’esprit. En effet, si on entreprenait d’écrire l’histoire avec des dispositions et des aptitudes plus contraires qu’utiles à la véritable intelligence des faits, avec plus d’ardeur dans la sensibilité que de rectitude dans le jugement, si d’un autre côté certains hommes se proposaient de tourner un récit historique en justification d’opinions et de théories dont ils seraient entêtés n’y aurait-il pas pour l’histoire un grave péril, et ne risquerait-elle, pas de voir sa nature violentée et ses devoirs trahis ? Voilà cependant ce qui nous menace : l’imagination et l’esprit de parti sont aujourd’hui, pour l’histoire, une cause imminente de corruption et de décadence.

Il y a deux sortes d’imagination, celle qui éclaire la réalité, celle qui s’y substitue. Autant la première répand sur l’histoire une lumière heureuse, autant la seconde ne nous montre les faits et les hommes que sous un jour faux. Si cette dernière vous domine et vous mène, si un tempérament de poète vous assujettit à ses capricieuses exigences, jetez loin de vous la plume de l’histoire, ou plutôt ne la prenez pas, car les efforts même d’un talent mal appliqué aggraveraient vos méprises. Nous ne faisons guère que reproduire ici la pensée et les conseils d’un des plus illustres maîtres de l’antiquité. Il arrive parfois à Polybe de mêler à ses récits la critique des historiens ses devanciers. Ainsi, dans son second livre, après avoir raconté la guerre de Cléomène contre les Achéens, il explique pourquoi il a préféré le témoignage d’Aratus à celui de Phylarque, dont les descriptions diffuses et pathétiques lui sont suspectes, et il ajoute : « Il ne faut pas qu’un historien cherche à toucher ses lecteurs par du merveilleux, ni qu’il imagine des discours qui auraient pu se tenir, ni qu’il s’étende outre mesure sur les conséquences possibles de certains évènemens. Il doit laisser cela aux poètes tragiques, se renfermer dans ce qui a