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« Rien ne peut en donner l’idée, pas même les souverains gigantesques de la fange naissante, les grands lézards, rois de la terre, lorsque, échappant au chaos, toute chaude encore de la vie primitive, elle trembla d’effroi devant ses premiers maîtres ; pas même les leviathans, mammoths, mastodontes inconnus, et tout ce que le reptile humain, venu le dernier, a classé selon son instinct qu’il appelle science, pour faire rire un jour les reptiles qui, dans leur orgueil, ramperont, comme lui, de la naissance à la mort.

« Tous ces monstres, témoins de notre traversée et poussés par les flots sombres, tout cela, voyage, voyageurs habitans des gouffres, était étrange, nouveau, terrible. Les merveilles s’accrurent bientôt. Quand nous eûmes atteint la rive de cet océan agité, les ondes retombèrent calmes ; la barque et son pilote s’évanouirent, et tout fut comme si rien n’eût été. Je ne vis plus que les passagers ; d’un air résolu et funèbre, ils s’avançaient vers une terre ténébreuse où d’autres prestiges plus effrayans les attendaient[1]. »

Ainsi commence le poème de l’ouvrier chartiste, Thomas Cooper, cordonnier de son état, puis maître d’école, collaborateur d’un journal provincial, devenu orateur populaire, et condamné en 1842 à la prison pour avoir encouragé et excité l’émeute des ouvriers du Staffordshire. Cette prison de Stafford, où, comme il le dit lui-même, « une cave humide lui a procuré des rhumatismes, des névralgies et mille autres maux, » s’est remplie des formes étranges et lugubres qu’il reproduit dans les six chants de son poème.

La troupe des « voyageurs de la mort, » comme il les appelle, est composée de suicides ; il les suit et arrive en même temps qu’eux à une cathédrale souterraine où se tiennent, formant conclave infernal, les ombres de tous ceux qui ont rejeté la vie comme un fardeau trop lourd. Ce ne sont pas seulement Champfort et Condorcet, ni le jeune Jérusalem, prototype de Werther, mais les ombres antiques, Brutus et Cléopâtre, Caton et Lycurgue, Bidon et Ajax, Codrus et Sysigambis, et jusqu’à Sardanapale et Saül. Leur réunion compose une sorte d’académie posthume où les mystères de la vie et de la mort sont débattus, el où les grandes questions du mal sur la terre, des gouvernemens monarchique et démocratique, de l’existence de Dieu, sont agitées sans scrupule. Les six livres du poème ne renferment pas autre chose que ces discussions, mêlées d’anathèmes violens contre la constitution de la société moderne, de portraits satiriques ou virulens de sir Robert Peel, de lord Brougham, de lord Castlereagh et de lord Palmerston. La monarchie doit s’éteindre, et la superstition, vainement soutenue

  1. « Methought I voyaged in the bark of death
    « Himself the helmsman, » etc.(Purgatory of Suicides, canto I.)