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Où est l’Apollon lumineux de la Grèce ? où est même le chant mélancolique de Wordsworth ? Le ciel idéal et riant de la fable hellénique et les saintes tristesses de la perfection chrétienne ont donc reculé dans des profondeurs invisibles. La poésie n’a donc plus de jardin des roses, mais un champ d’épines qui ensanglante les pieds ; j’avoue que j’en approche avec terreur. À l’entrée de ce Parnasse se tient, debout et décharnée, la Pauvreté, que Virgile place in faucibus orci, et qui, mêlant le râle aux malédictions et aux sanglots, fait vibrer, en guise de lyre, des cordes de fer fixées à un crâne de mort ; derrière elle se tiennent rangés Crabbe, le Juvénal des hôpitaux ; Ebenezer Elliott, le chantre de la faim ; Cooper, le poète du suicide, et l’auteur d’Ernest, suivi d’une foule hâve, entraînant après elle les petits enfans que les manufacturiers exténuent, et les filles que le travail excessif démoralise et prostitue dans la fleur, pour les détruire avant la jeunesse. C’est un triste chœur, auquel ces poètes répondent dignement.

La critique de l’art détourne les yeux avec douleur ; elle n’a rien à voir à de telles choses. C’est à vous seuls, hommes politiques, d’y regarder ; c’est à vous d’agrandir, de perfectionner le travail d’assimilation commencé par l’aristocratie anglaise, et de chercher des remèdes efficaces contre ce développement colossal d’une industrie devenue la vie même de la Grande-Bretagne, et qui menace son existence. Les intérêts des masses sont dans vos mains ; il faut craindre, vous le savez de reste, des masses qui ne mangent pas assez ou qui travaillent trop. Ces vers des ouvriers affamés, ces poésies que nous osons à peine critiquer on ne les chante pas, on les pleure. Cette muse des Cooper, des Eiliott et des Crabbe, ce n’est pas une muse, mais une furie ; elle vous rappelle qu’en accumulant la richesse sur un point, on entasse la misère à côté, et que la misère qui hurle d’abord se venge ensuite.

Tous les écrivains de quelque valeur, et à leur tête il faut placer Carlyle, se sont préoccupés de cette situation périlleuse de la société ou plutôt de l’industrie anglaise. Mistriss Norton, Dickens, d’Israëli, font valoir sans cesse les justes droits des classes inférieures, et signalent le danger, non, comme on le voit, d’une révolution suscitée par des théories métaphysiques, mais de ces violences que commandent toujours le besoin et la faim. Carlyle seul nous semble avoir mis dans cette terrible question le sérieux d’intention et d’accent qu’elle comporte. Trop de romanciers se sont emparés de ce texte ; il nous déplaît de voir les fictions du conte et les graces de la poésie, les caricatures de Hogarth et la strophe de Spencer, intervenir dans ces réalités