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sa correspondance avec M. de Barante jeune alors, et dont le sérieux aimable l’invitait ; tel nous l’avons entrevu dans sa relation avec Fauriel, et nous n’avons pas omis, à son honneur, de le remarquer. Voilà bien des germes de qualités, dira-t-on ; nous ne nions pas les germes, nous ne nions pas les velléités en lui et la multitude des demi-métamorphoses. Mais qu’est-ce que tout cela prouve avant tout et après tout ? De l’esprit, encore de l’esprit, et toujours de l’esprit.

L’histoire d’un cœur est celle de beaucoup ; une ame d’élite hors de ses voies, si elle est bien étudiée et connue, donne la clé de bien des ames. C’est même là l’unique raison qui puisse faire excuser de la creuser si à fond et d’en rechercher jusqu’au bout les misères. Ces misères ne sont autres que celles de la nature humaine jusque dans ses échantillons les plus distingués. Quand je dis que ce qui dominait chez Benjamin Constant à travers tant de diversités et de formes spécieuses, c’était l’esprit, je n’oublie pas l’espèce de sensibilité dont il fournit un si singulier exemple, et qu’il a personnifiée dans Adolphe. Mais qu’en avait-il fait, et qu’en fait-on toutes les fois qu’on ne la ménage pas mieux que lui ? De très bonne heure, à Brunswick et depuis, on peut remarquer que l’émotion et le malin plaisir de sa sensibilité consistaient à se partager, à se jeter dans des complications trop réelles, dont les embarras, les tiraillemens et les déchiremens même ravivaient pour lui l’ennui de l’existence ; il affectionna en un mot, de tout temps, cette situation entre les trois déesses, comme la définissait très heureusement de Charrière. C’est un poète grec qui a dit : « Il y a trois Graces, il y a trois Heures[1], vierges aimables ; et moi, trois désirs de femmes me frappent de fureur. Est-ce donc qu’Amour a tiré trois flèches, comme pour blesser, non pas un seul cœur en moi, mais trois cœurs ? » Prolonger de telles situations, les créer par amusement, tout en se flattant d’avoir trois cœurs, c’est le sûr moyen de n’en avoir bientôt plus un ; à un tel régime la sensibilité véritable s’épuise, la volonté se ruine et s’use, l’être moral intérieur arrive vite à un complet délabrement. Quand, pour plus de liberté et de politesse, nous parlons de Benjamin Constant sous le nom d’Adolphe, nous n’entendons pas borner cet Adolphe à la situation qu’il a dans le roman, nous le transportons en idée ailleurs avec la nature que nous lui connaissons ; nous ne lui prêtons pas, nous lui attribuons sous ce type ce que lui et ses semblables ont

  1. Heures ou saisons. — L’épigramme est de Méléagre.