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bas : — J’ai amassé quelques pièces de quinze sous ; je vais vous les remettre. Que votre frère n’en sache rien, surtout…. Tantôt, quand nous serons rentrés dans notre chambre, vous irez trouver ces marchands, et vous choisirez, vous achèterez.

Elle se leva à ces mots, alla chercher au fond de l’armoire où elle serrait ses effets les plus précieux une petite bourse de cuir assez flasque, et dit en la remettant à Mlle de Colobrières : — Il y a là-dedans six livres quinze sous ; allez doucement avec ces gens-là. Outre votre fichu et nos rubans, tâchez d’avoir deux aunes de gaze d’Italie pour nous faire des capelines et du taffetas vert pour recouvrir nos parasols. Vous aurez peut-être affaire à des juifs, faites bien attention. Enfin, je me fie à vous pour dépenser prudemment cet argent.

— Soyez tranquille, ma sœur, répondit Agathe en prenant la bourse avec un faible sourire. Tenez, voilà mon frère qui rouvre les yeux et tourne la page de son livre ; emmenez-le si vous voulez que j’aille bien vite faire vos emplettes.

Bientôt le baron et sa femme se retirèrent dans leur grande chambre, dont les fenêtres à moitié dégarnies de vitres laissaient passer un petit vent frais qui éteignait les lumières. De son côté, Mlle de Colobrières rentra dans la chambrette où elle couchait. Cette pièce, qui faisait suite à plusieurs salles fort vastes, avait dû servir jadis d’oratoire aux châtelaines de Colobrières. Des têtes de chérubins encadrées de guirlandes enlaçaient leurs ailes au plafond, et partout figurait orgueilleusement l’écusson au chardon de sinople sortant de la tour maçonnée de sable. Une croix d’un précieux travail, mais dont les délicates incrustations étaient fort dégradées, s’élevait au-dessus d’un prie-dieu vermoulu aux angles duquel ressortaient des visages de saints au nez ébréché. Le lit, un lit étroit, posé sur des tréteaux et recouvert d’une vaste courte-pointe de soie fanée, faisait face à une table dont l’unique tiroir contenait tout ce que possédait en ce monde Agathe de Colobrières, c’est-à-dire son mince trousseau de jeune fille, quelques livres de piété et une petite croix d’or émaillé qu’elle tenait de sa mère. La pauvre demoiselle n’avait guère manié de métal monnayé dans sa vie, et elle n’aurait pu joindre un rouge liard à la somme amassée par la baronne. En entrant dans sa chambre, elle jeta la bourse sur la table, et s’assit pensive ; elle songeait à toutes les choses que procure l’argent ; elle rêvait à la toute-puissance de cette vile et précieuse matière. L’argent, pour elle, c’était la réalisation de tous ses vœux, de toutes ses chimères ; c’était le bonheur, c’était la liberté. Elle souleva la bourse et la secoua en murmurant avec un long soupir : — Si je